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origines, ce n’était pas Énée qu’il lui fallait choisir ; Énée n’a fondé que Lavinium et il n’est, pour les Romains, qu’un ancêtre fort éloigné. Les anciens chroniqueurs en faisaient le père ou le grand-père de Romulus, ce qui le plaçait assez près de la naissance de Rome ; mais plus tard, afin de mettre tant bien que mal la légende d’accord avec la chronologie, il avait fallu intercaler entre eux la série interminable des rois d’Albe. Il est vraiment étrange qu’un poète qui voulait célébrer Rome ait choisi une époque où elle n’existait pas encore et un héros qui a vécu plus de quatre cents ans avant qu’elle ait été fondée. Virgile aurait mieux fait, à ce qu’il semble, de s’arrêter à Romulus : il se serait trouvé au cœur même de son sujet. Romulus était, d’ailleurs, bien plus populaire qu’Énée. Tout le monde savait son nom ; on montrait au Palatin la cabane qu’il avait habitée ; on entourait d’hommages la petite grotte ombragée d’un figuier, où l’on disait que la louve l’avait nourri. De très bonne heure, la poésie s’était emparée de ces souvenirs et leur avait donné, en les chantant, plus d’éclat et de force. Tous les gens instruits de Rome avaient dans la mémoire les passages du premier livre des Annales d’Ennius, où il racontait le rêve de la vestale, la naissance du fils de Mars, sa lutte avec Rémus ; tous répétaient avec émotion ces beaux vers, à la fois si fermes et si tendres, qui exprimaient la reconnaissance de tous les Romains pour celui à qui leur cité devait la vie :


O Romule, Romule die,
Qualem te patriæ custodem di genuerunt !
O pater, o genitor, o sanguen dis oriundum !


Virgile a pourtant préféré Énée à Romulus, et il avait plusieurs raisons de le faire. Une des principales assurément, c’est qu’il voulait être agréable à l’empereur. Entre toutes les familles qui se piquaient d’être issues des Troyens, les Césars tenaient la première place. Tandis que les Memmius, les Sergius, les Cluentius, se contentaient d’avoir pour ancêtre un des lieutenans d’Énée, les Césars se rattachaient hardiment à Énée lui-même, et prétendaient descendre de son fils Iulus. En chantant le père des Romains, Virgile célébrait l’ancêtre des Jules ; c’était un moyen de donner au pouvoir de l’empereur une apparence légitime et d’en faire, à travers les siècles, l’héritier naturel des rois de Rome. Il pensait donc servir son pays, tout en payant au prince sa dette de reconnaissance personnelle. En même temps, il accomplissait la promesse qu’il lui avait faite dans les Géorgiques de lui élever un monument immortel. Ce n’était plus sans doute un poème historique consacré au récit des exploits de l’empereur, mais on le retrouvait sans peine sous les traits du chef de sa race ; la gloire de l’aïeul éclairait le