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Neuve-du-Luxembourg, ses misères attendrissantes. Deux ou trois livres qu’elle avait emportés lui servaient de compagnie.

C’est là qu’elle apprit peu à peu toutes les calamités qui l’avaient frappée ; elle y apprit aussi l’exécution de ses amis, celle des frères Trudaine et d’André Chénier, celle de M. de Malesherbes[1].

Le beau-père de Trudaine de Montigny, vieillard de soixante-treize ans, M. Micault de Courbeton, accusé d’émigration, avait été guillotiné le premier. Son gendre avait été ensuite arrêté. Le dernier enfant, âgé de dix-sept ans, se trouvait à Montigny lorsque le comité de surveillance s’y présenta ; il fut laissé sous la surveillance de la municipalité. Mais Trudaine de La Sablière ne voulut pas abandonner son aîné et il devint alors l’objet d’un mandat spécial. Les Trudaine (qui l’ignore ? ) avaient été réunis à André Chénier et portés avec lui sur les listes de Saint-Lazare. Mme de Beaumont se plaisait à raconter la lutte, digne de Plutarque, entre les deux frères devant le tribunal révolutionnaire. Acceptant pour lui-même les accusations les plus absurdes, l’aîné présenta la défense du plus jeune, dépeignant la candeur et la générosité de son caractère, comme s’il avait eu devant lui des juges et une justice. Les Trudaine ne furent pas épargnés. André Chénier les avait précédés de vingt-quatre heures.

La révolution avait chassé Mme de Beaumont du monde réel en le rendant trop horrible. Convaincue qu’il fallait aimer peu de gens et connaître beaucoup de choses, elle s’efforça d’agrandir ses idées et de concentrer ses affections. Que lui en restait-il ? La hache avait fait des trouées profondes. Les filles de Mme de La Luzerne avaient heureusement retrouvé leur père ; elles étaient trop enfans pour être autre chose que des nièces. Parmi les commensaux de l’hôtel de la rue Plumet, F. de Pange, et sa cousine, Mme de Sérilly, avaient survécu ; Mme de Staël n’avait pas encore quitté Coppet ; Mme Hocquart et les Suard avaient pu se cacher[2]. Ces amitiés, en se renouant, eussent-elles toutefois suffi à l’âme mélancolique et désenchantée de Pauline de Beaumont ? Son appétit de savoir, qui s’alliait au jugement le plus droit, aurait-il, en étendant la variété de ses connaissances, satisfait le sentiment et le besoin de bonheur qui étaient pourtant en elle ? Aurait-on apprécié cette intelligence admirable, cet esprit qui se nourrissait de pensées « sans y chercher la satisfaction de la vanité ? » Eût-elle, en un mot, été tout à

  1. M. le duc d’Audiffret-Pasquier a bien voulu permettre à M. Louis Favre d’explorer pour nous les précieux papiers du chancelier.
  2. Lettre du 1er octobre 1797.