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celui de son pot-au-feu. » Il voulait même qu’elle vînt en automne hardiment vendanger à Villeneuve, avec ses migraines, avec ses airs maussades. La chambre verte avait été balayée trois fois pour la recevoir. « Mme Joubert a peur que vous ne soyez mal ; je lui dis, moi, que vous vous trouviez bien chez Dominique Paquereau, et je me moque de ses craintes. »

Ce noble esprit comprenait toutes les délicatesses ; il parlait le langage le plus féminin et le plus attendri. Comme Mme de Sévigné à sa fille, « votre régime, disait-il à Mme de Beaumont, me fait un bien infini rien que d’y penser. » Il eût désiré qu’elle ne se fatiguât plus à courir la poste et les auberges. Elle repartait cependant pour Paris, et, à peine arrivée, éclatait le coup d’état du 18 fructidor.

Elle l’apprit par Mme de Staël. La veille du jour funeste, elle avait été prévenue ; un de ses amis lui avait même fait trouver un asile dans une chambre dont la vue donnait sur le pont Louis XVI ; elle passa la nuit à regarder les préparatifs et vit la liberté s’enfuir avec l’aube. Mme de Beaumont put craindre que cette violation de la justice l’atteignît encore. « Tout le monde était dans l’incertitude, se préparant à faire son paquet, et courbé sous le joug de la déportation, comme autrefois sous le joug de la guillotine[1]. » Elle attendait sa destinée avec fermeté ; elle se croyait invulnérable. N’ayant plus aucune illusion, elle était assez bien préparée pour tous les voyages (c’était son mot), et le voyage dont on ne revient pas n’était pas celui qu’elle eût fait avec le moins de plaisir. Si elle échappa aux nouvelles proscriptions, le plus ancien ami de Joubert, et déjà le sien, ne fut pas épargné. Fontanes put néanmoins gagner l’Angleterre par l’Allemagne. Mme de Staël avait été arrêtée à Versoix, sur les frontières de la Suisse, près de Coppet, où elle se rendait. Elle était accusée d’attachement pour les proscrits. Barras la défendit avec chaleur, et elle obtint la permission de retourner en France quelques jours après. Mais un nuage avait passé sur l’amitié de deux femmes faites pour s’estimer et se comprendre. Rappelée de Bourgogne par la mort de M. de Montesquiou, Mme de Beaumont était un peu moins abattue, moins pressée de se jeter dans le tourbillon. Elle feuilletait ses livres préférés ; sa pensée aimante était plus complètement avec ses amis disparus. Elle ne savait pourquoi leur souvenir avait quelque chose de plus doux, de plus tendre, de plus aimable. Elle vivait pour ainsi dire avec eux, et tous les rêves d’Ossian lui paraissaient réels. Elle avait relu d’anciennes lettres de Joubert qui lui recommandait l’amour du repos et de la solitude ; elle

  1. Lettres du 1er octobre 1797, avril 1798.