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d’habitude, ne se contraint plus. Il le qualifie de vrai Suisse à prétentions, exprimant avec importance et une sorte de perfection travaillée des pensées extrêmement communes ; il lui dénie toute bonne foi, ses erreurs sortent du cœur, et sont fabriquées de toutes pièces par son ambition. On pouvait penser que Joubert reviendrait à un jugement plus adouci. Deux mois après cette explosion de colère, il s’adresse en ces termes à Mme de Beaumont : « Il n’y a que Benjamin Constant qui ne m’amuse pas. J’en ai parlé tout de travers. J’en ai dit, non pas trop de mal, mais d’autre mal que celui qu’il fallait en dire. J’en suis fâché, car si je le battais jamais, je voudrais que le coup portât et l’ajustât comme un habit. » Mme de Beaumont n’était pas plus bienveillante sur son compte. « Je ne sais, répondait-elle à Joubert, si c’est une manière de vous calmer que de vous assurer que Benjamin Constant est autant haï que possible. Lui-même ne peut parvenir à s’aimer. » Elle raconte que, malgré la gravité des circonstances, au lendemain de fructidor, elle avait eu avec lui une plaisante scène, lui avouant tout franchement sa haine pour sa personne et ses opinions et son mépris pour ses moyens. Elle ne s’arrêtera pas dans ses invectives et, en décembre 1799, elle écrit encore- : « Votre ami Benjamin fait ce qu’il peut pour ne pas être oublié ; malheureusement, comme les animaux venimeux, il n’appelle l’attention qu’en blessant ; c’est sa seule existence. Toutes les sensations douces sont nulles pour lui ; il lui faut pourtant des sensations pour l’arracher à l’ennui. » — Enfin nous attendions le mot décisif, le mot qu’elle avait depuis longtemps sur les lèvres ; il lui échappe : « Je me désole de voir le sort d’une femme que j’aime lié à celui de cet homme vraiment haïssable. » Ne nous étonnons plus qu’un souffle ait terni cette amitié, qui ne fut pas complète. L’âme fougueuse de Mme de Staël pardonna, mais n’oublia pas. Bien qu’elle fût supérieure à Benjamin Constant par l’énergie des sentimens et par l’élévation morale, il y avait entre eux une communauté de principes et d’idées qui aide à comprendre leur longue liaison. Faut-il rappeler avec Sismondi que Benjamin Constant seul avait la puissance de mettre en jeu tout son esprit, de le faire grandir par la lutte, d’éveiller une profondeur d’âme et dépensées qui ne se sont jamais montrées dans tout leur éclat que vis-à-vis de lui, de même aussi qu’il n’a jamais été lui-même qu’à Coppet ? Une femme, aussi éminente qu’elle soit, sait toujours plus que gré à l’homme qui peut à ce point mettre en évidence ses facultés[1].

Ni l’un ni l’autre n’avaient souffert de la Révolution ; aussi,

  1. Journal de Sismondi, p. 153.