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nommés les uns par les autres. Joubert, mécontent des associés que Bonaparte avait acceptés, avait craint de ne sortir du règne des avocats que pour retomber sous celui de la librairie. Il était, à l’origine du consulat, persuadé qu’avec une pareille cohue d’avis et de talens divers, on allait changer d’époque sans changer de destinée. Il allait bientôt revenir de cette première impression pour se livrer à une complète admiration ; car lui aussi, comme la France, fut ensorcelé par le premier consul. « Cet homme n’est point parvenu, il est arrivé ; qu’il demeure maître longtemps ! Il l’est certes, et il sait l’être. Nous avions grand besoin de lui. » — Mme de Beaumont le jugeait un peu différemment. Par sa passion pour les savans, Bonaparte lui donnait l’idée d’un Louis XIV parvenu. Elle exceptait pourtant de la critique le conseil d’état, composé presque en entier d’hommes qui joignaient la théorie à la pratique.

Quant au tribunat, où Sieyès avait fait entrer quelques héritiers de la gironde, il était voué à une épuration certaine. La France de jour en jour reportait sur Bonaparte tout le sentiment national. Les patriotes courageux qui avaient pris au sérieux la constitution de l’an VIII et qui défendaient la liberté mourante avaient même alors contre eux le jugement des esprits éclairés, tant on était épuisé et peureux. Mme de Beaumont, dans une lettre du 2 février 1800 fait allusion à la séance du tribunat où le signal de l’opposition fut donné par Benjamin Constant. La scène est curieuse.

Le gouvernement, le premier nivôse an VIII, avait renvoyé aux tribunat un projet concernant la formation des lois. Trois jours seulement étaient donnés aux tribuns pour examiner toutes les dispositions, discuter et nommer les orateurs qui les soutiendraient devant le corps législatif. Benjamin Constant, dans un discours spirituel, attaqua cette proposition, qui rendait impossible tout examen approfondi. Mme de Staël devait, ce soir-là, réunir chez elle plusieurs personnes dont la conversation lui plaisait, mais qui tenaient toutes au régime nouveau. Elle reçut dix billets d’excuse à cinq heures. Elle supporta assez bien le premier et le second, mais à mesure que ces billets se succédaient, elle commença à se troubler. Vainement elle en appelait à sa conscience, elle ne trouvait pas un appui. Fouché le lendemain la faisait mander et lui disait que le premier consul la soupçonnait d’avoir excité Benjamin Constant ; elle se défendit sans pouvoir convaincre le ministre de la police. Un mois après, Benjamin Constant essayait encore de sauver la plus précieuse prérogative du tribunat, le droit de pétition. Il ne réussissait pas davantage. Ce n’était plus vers ces rêveurs obstinés à qui nous devons pourtant l’humanité, qu’étaient tournées les