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homme prudent, s’il connaît ses auteurs, doit se pourvoir ayant le mariage d’un petit enfant naturel, qui, plus tard, grandi, barbu, décoré, le sauvera de l’obscurité, ou même à l’occasion de la banqueroute : voyez M. Sternay, voyez M. Fourchambault ! Avant de rédiger un contrat, le notaire de la jeune fille demanderait au fiancé : « Apportez-vous un bâtard ? — Oui, c’est bien ! écrivons. » Mais si le fiancé avouait qu’il n’a pas pris cette précaution : « Allez la prendre, lui dirait-on, et ne revenez qu’ensuite ! » Le seul Touroude, à ma connaissance, a eu ce courage de faire voir que, s’il est criminel de semer des enfans dont on ne sera pas le père, ce n’est pas seulement parce qu’on les sème où l’on n’a pas le droit de semer, mais aussi parce qu’ils y pousseront peut-être mal : son bâtard, élevé dans un monde vicieux, n’est que tout juste honnête homme, et c’est le châtiment du père de le trouver un jour armé de toutes ses rancunes d’outlaw, sans retenue ni scrupules, contre le fils légitime. Pour être moins flatteur, cet exemple n’est peut-être pas moins avantageux aux bâtards : il en aura peut-être empêché quelqu’un de naître ; il est d’une meilleure morale préventive. Mais contre cette exception, que d’exemples encourageans ! Jacques Vignot, Bernard, le capitaine Daniel, les héros du Fils naturel, des Fourchambault, du Fils de Coralie, sont des demi-dieux, et leurs pères, loin de se repentir, peuvent se croire des dieux.

D’autre part, André Laroche n’est pas seulement adultérin, mais ingénieur. Que d’ingénieurs déjà dans le théâtre contemporain ! L’ingénieur a remplacé sur les planches l’officier, même l’officier de marine. ; C’est à croire que, si les premiers de l’Ecole polytechnique sortent « dans le civil, » comme on dit, et non « dans le militaire, » les tout premiers sortent « dans le dramatique. » L’Ecole polytechnique et l’École centrale fournissent de premiers et de jeunes premiers M. Dumas, M. Augier, M. Sardou aussi bien que M. Legouvé ; rappelons-nous, après le Fils naturel, la Femme de Claude et l’Étrangère, rappelons-nous un Beau Mariage et la Contagion, — les Ganaches, — Par droit de conquête ! Saint-Cyr, Saumur même et le Borda sont délaissés, au même rang que l’Ecole normale et l’École de pharmacie ; et c’est justice ! Où trouver un héros de théâtre plus accompli que l’ingénieur : son métier, — puisque les amoureux ne peuvent maintenant rester sans profession, — est distingué, propre, avec je ne sais quoi d’abstrait à la fois et de pratique, qui charme et rassure l’imagination du spectateur ; son caractère est d’être laborieux, patriote, courageux, ardent et chaste, grave et passionné. Adultérin et ingénieur, c’est trop pour un seul homme : ce n’est pas de jeu d’être l’un et l’autre contre un fils légitime qui ne fait rien ; André Laroche est comblé ! Cependant il faut considérer que les dons qui abondent en ce jeune homme ne sont pas attachés à sa qualité d’adultérin. Cette qualité n’existe, en somme, ni pour