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prodigieusement envahissant et irritable ; il veut s’emparer de tout, et le moindre obstacle le met en fureur. La concurrence lui est insupportable ; il n’épargne rien pour la supprimer. De là un danger de luttes continuelles. Il existe dans le monde assez de territoires pour que chacun trouve des débouchés à son commerce, pour que chacun fonde et exploite des colonies ; mais, par malheur, on n’arrive à ces territoires qu’en passant par des contrées, qu’en traversant des détroits et des canaux, qu’en remontant des fleuves qui donnent accès aux possessions de toutes les puissances industrielles et colonisatrices. Or si ces points décisifs, si ces clés, si ces routes de l’univers tombent dans des mains uniques, il en résulte immédiatement un danger général. Celui qui les possède est maître du commerce ; comment, un jour ou l’autre, ne serait-il point tenté d’arrêter ses rivaux et de créer un monopole à son profit ? C’est pour cela qu’il y a des pays sur lesquels l’Europe n’a jamais voulu laisser établir une domination exclusive. Le premier de tous jusqu’ici était la Turquie, ou du moins la partie de la Turquie qui borde les détroits. Quoique la France fût moins intéressée que l’Angleterre à en maintenir l’indépendance, elle a consenti à faire, pour la défendre, la guerre de Crimée. Ç’a été l’apogée de l’alliance franco-anglaise. Un moment on a pu croire que les deux nations allaient s’unir afin de détourner la conquête militaire des contrées orientales, et d’y faire naître pacifiquement la civilisation. Cette communauté d’efforts, cette poursuite simultanée du même but aurait affermi leur intimité ; qui sait même si elle n’aurait pas préservé l’Europe des crises dont elle a été bouleversée depuis ? Par malheur, ni l’empereur Napoléon III ni lord Palmerston n’avaient l’esprit assez haut pour comprendre la grandeur et la fécondité de cette politique qui, bientôt désertée, n’a plus servi à maintenir intactes les relations amicales de la France et de l’Angleterre. Pourtant, au milieu du refroidissement des rapports, la conclusion du célèbre traité de commerce inaugurant la liberté commerciale est venue donner un fondement de plus à une amitié vacillante, mais trop utile aux deux parties pour être abandonnée complètement.

Une occasion magnifique s’est offerte à la république d’affermir à son tour cette amitié d’une manière telle que rien plus tard ne l’aurait certainement brisée. Ce que l’empire n’avait pas pu faire dans tout l’Orient, elle a pu le faire en Égypte ; elle a même commencé à le faire ; puis, cédant à un vertige de pusillanimité et de folie, elle y a renoncé pour les tristes motifs que j’exposais tout à l’heure. Il faut rappeler comment les choses se sont passées. Au moment où une révolution, éclatant à Constantinople, préludait à la guerre qui allait de nouveau rouvrir la question d’Orient, l’Angleterre, dirigée par l’illustre romancier Disraeli, accomplit tout à coup ce qu’on a