Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/593

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

durant un siècle peut-être une lutte à mort, désespérée, entre deux empires, ou plutôt entre deux races et doux religions. Il y aurait sans doute des trêves, des paix provisoires; mais la guerre ne tarderait pas à reprendre, jusqu’à ce que l’un des deux adversaires fût complètement anéanti.

Telle serait dans ses conséquences. extrêmes le résultat pour l’Autriche de cette « politique des lieues carrées » qui s’est présentée d’abord à elle sous des apparences si brillantes. Mais il est probable que ces conséquences ne se produiraient pas tout de suite. Le but de M. de Bismarck, en écartant les empires des Habsbourg et des Romanof de l’Occident, en créant entre eux en Orient une ri alité croissante, inévitable, n’a pas été sans doute de es pousser d’un seul coup à une guerre d’extermination. Il doit préférer, il préfère les tenir l’un en face de l’autre aussi longtemps que possible dans une situation qui les oblige à recourir sans cesse à ses bons offices. De cette manière, les Hohenzollern assumeront dans le monde slave le rôle qu’avaient autrefois les Romanof dans le monde germanique; ils y maintiendront l’équilibre des forces entre l’Autriche et la Russie, comme l’avaient fait autrefois les tsars, au sein du Bund, à l’égard de la Prusse et de l’Autriche. Ils seront l’ami bienveillant des deux puissances rivales, le médiateur toujours invoqué et, à l’occasion, « le courtier honnête « recevant son courtage, tantôt du côté de la Dvina, tantôt du côté de l’Inn et de la Moldau. On ne sait si cette seconde perspective, qui risque d’entraver indéfiniment la politique des deux empires de leur enlever leur liberté à tout jamais, est préférable aux perspectives tragiques que je déroulais tout à l’heure. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’après avoir joui longtemps sans regrets et sans remords des douceurs de l’alliance allemande, dont elle avait le monopole absolu depuis le désenchantement produit en Russie par le traité de Berlin, l’Autriche a paru tout à coup éprouver quelque inquiétude sur l’avenir, quelque dégoût du présent, quelque désir d’indépendance. Peut être a-t-elle fait sur son antagonisme avec la Russie de salutaires réflexions; peut-être-a-t-elle entrevu, dans un éclat de prévoyance, combien il était insensé, de la part des Habsbourg, de céder au mirage de l’empire de Bysance, d’abandonner pour cela l’Occident et de courir disputer à la Russie le fruit de sa politique traditionnelle, qu’on ne pourra lui arracher qu’en lui arrachant l’existence. Une sorte de besoin mutuel de conciliation s’est produit à Vienne et à Saint-Pétersbourg. Les deux gouvernemens ont essayé de s’entendre sur certaines questions, secondaires, il est vrai, mais qui touchaient intimement au grand problème oriental ; ils ont tenté de se mettre d’accord sans en appeler au courtier honnête, et, chose remarquable, ils y ont réussi. C’était là un précédent dangereux contre lequel il