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équipait cette flottille, un physicien prétendait enseigner aux soldats de la grande armée à marcher dans le fond de la mer, pour s’élancer à l’improviste sur les « rivages d’Albion, comme les crocodiles du Nil se jetant sur leur proie. » On avait vu tant de miracles qu’on ne doutait plus de l’impossible. Cette foi dans la science devenait une sorte de vertige, et tournait toutes les têtes. Elle fut donc sage la mauvaise humeur des écrivains, qui, faisant contrepoids à ces tendances, défendirent les droits de l’imagination contre ce qu’ils appelaient « les abus de la règle et du compas, » deux instrumens aimés du despotisme impérial.

En dehors de ces titres, l’état-major de la critique n’eut point d’initiative. C’est que tous les partis, littéraires, philosophiques ou politiques, ne tardent pas à s’immobiliser dès que le monde commence à incliner vers un autre pôle. Quand les maîtres ont disparu, leurs disciples essaient de réchauffer le culte en exagérant les rigueurs de la pratique : vaine tentative qui ne rend jamais l’influence perdue ! car l’esprit s’efface, en même temps que grossit l’importance de la lettre. Ce ne sont plus que des dévots agenouillés devant le dieu Terme. C’est du moins l’impression que produit sur nous toute une légion d’auteurs dont les notices, tantôt sèches et fastidieuses, ressemblent à un catalogue de faits et de renseignemens, tantôt académiques et fleuries, sont infidèles, vagues, et s’interdisent toute précision comme contraire à la noblesse a du beau style. » N’y cherchons point l’esquisse des physionomies et des caractères, les relations d’un personnage avec ses contemporains, les vues historiques, la réalité flagrante. Nous y trouverons seulement des citations que n’enchaîne aucune trame : c’est le terre-à-terre de ces extraits qui suivent tant bien que mal le courant d’une lecture; ou, si l’arbitre prononce un verdict, il en revient presque toujours aux autorités de collège et aux recettes de rhétorique. Il note, comme on disait alors, « les taches et les beautés; » il s’extasie sur une gradation, une apostrophe, une prosopopée, un effet d’harmonie, une réminiscence de Racine ou de Voltaire. Bref, c’est le triomphe du pédantisme qui ergote sur des mots, discute le choix d’une épithète, chicane une expression téméraire, une construction vicieuse, une inversion forcée, un néologisme, une rime faible, une simple consonance. Ces éplucheurs de syllabes sont tout à la fois des régens par la morgue, et des écoliers par la docilité passive qui s’en tient aux formules battues et rebattues. Enfermés dans la forteresse de la routine, ils ne regardent l’horizon que par des meurtrières d’où ils tiraillent sur les indépendans.

Même quand ils font des remarques judicieuses, leur style les déconsidère; car, s’ils aperçoivent une paille dans la plume de