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édition de ses Œuvres, ce serait une trahison envers la mémoire du citoyen de Genève que de donner au public tout ce qu’il s’y trouve d’ébauches de toute sorte, et comme de pièces à l’état brut encore. Un homme qui comprenait lui-même dans le plan de ses Œuvres complètes jusqu’à sa traduction, du premier livre des Histoires de Tacite et de l’Apocolokyntosis de Sénèque, a sans doute eu ses raisons d’en écarter les Amours de Claire et de Marcellin, ou sa pièce inachevée d’Arlequin amoureux malgré lui. La belle affaire là-dessus, la révélation neuve, et le grand service rendu que de nous prouver, en les imprimant, que Montesquieu, quand il lisait Polybe ou Denys d’Halicarnasse, prenait des notes ; ou encore que l’autre, quand il méditait son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, essayait plusieurs expressions de sa pensée avant que de s’arrêter à la définitive!

Ajouterai-je qu’au surplus, pour un écrivain dont on regrette à bon droit l’œuvre perdue, — cette traduction de Lucrèce, par exemple, que l’on prétend que Molière aurait faite, et qui peut-être n’était pas très bonne, — il y en a vingt, et je dis des plus grands, que l’on souhaiterait de pouvoir respectueusement. réduira au quart, au tiers, à la moitié d’eux-mêmes? Est-ce que vraiment une tragédie telle que Tite et Bérénice, est-ce qu’une tragi-comédie telle que Don Garde de Navarre, est-ce qu’une comédie telle que le Florentin importent à la gloire de Corneille, de Molière, de La Fontaine? ou au plaisir de leurs lecteurs? ou à l’histoire de la littérature française? Mais je les tiendrais quittes encore, celui-ci de la Captivité de Saint-Male, et du Poème sur le quinquina; celui-là de Mélicerte et d’e la Princesse d’Élide ; le premier enfin de Clitandre et de Pertharite; et, le faisant, je croirais m’être montré tout aussi jaloux de leur gloire que pas un, de ceux qui ne font peut-être profession de les admirer même dans leurs défaillances que pour se dispenser de les lire? Jusque dans les ouvrages les plus courts de notre littérature, jusque dans ceux qui ne rempliraient pas un demi-volume de nos jours, jusque dans les Maximes de La Rochefoucauld, on réussirait encore à découvrir quelques lignes qu’il eût aussi bien fait d’en retrancher, comme quand, par exemple, sous des formes à peine différentes, il y répète quatre, cinq et six fois la même chose. Malheureusement, s’ils comptent parmi nous quelques admirateurs sincères, ces grands hommes y comptent encore bien plus d’adorateurs superstitieux, qui, d’autant qu’ils les comprennent moins, s’évertuent à faire croire qu’ils les sentiraient davantage. Ainsi se font les apothéoses : ce n’y sont pas les taches qui disparaissent dans le rayonnement de la gloire, mais bien les verrues elles-mêmes qui s’y transforment en signes de beauté.

Cependant, des verrues sont des verrues, et des notes sont des notes, c’est-à-dire, fussent-elles signées de Bossuet ou de Voltaire, de Montesquieu ou de Rousseau, des indications, des ébauches, les «membres