Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/798

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des rêveries hardies, — un esprit enflammé et assez bizarre, — une parole enthousiaste, — et des cheveux noirs bouclés sur les épaules.


Tourguénef nous donnera plus tard des portraits achevés de l’espèce. Il avait pu les étudier d’après nature, car il eut pour condisciple, durant son séjour à Berlin, en 1838, le célèbre socialiste Bakounine. Ivan Serguiévitch a noté son propre état d’esprit à cette époque dans un fragment autobiographique publié en tête de ses œuvres; sous les formes embarrassées que revêt la pensée russe, quand elle confie à la presse certains aveux délicats, ce morceau nous livre le secret de toute une génération, et nous apprend dans quel camp l’écrivain plantera son drapeau.


Le mouvement qui emportait les jeunes gens de ma génération à l’étranger faisait penser aux anciens Slaves allant chercher des chefs chez les Varègues, au-delà des mers. Chacun de nous sentait bien que sa terre (je ne parle pas de la patrie en général, mais du patrimoine moral et intellectuel de chacun) était grande et riche, mais désordonnée[1]. En ce qui me concerne, je puis dire que je ressentais vivement tous les désavantages de cet arrachement du sol natal, de cette rupture violente de tous les liens qui m’attachaient au milieu où j’avais grandi,.. mais il n’y avait rien d’autre à faire. Cette existence, ce milieu, et en particulier la sphère à laquelle j’appartenais, la sphère des propriétaires campagnards et du servage, — ne m’offraient rien qui pût me retenir. Au contraire : presque tout ce que je voyais autour de moi éveillait en moi un sentiment d’inquiétude, de révolte, — bref, de dégoût. Je ne pouvais balancer longtemps. Il fallait, ou bien se soumettre, cheminer tranquillement dans l’ornière commune, sur la route battue; ou bien se déraciner d’un seul coup, repousser de soi tout et tous, même au risque de perdre bien des choses chères à mon cœur. Ce fut le parti que je pris... Je me jetai la tête la première dans la « mer allemande, » qui devait me purifier et me régénérer, et quand enfin je sortis de ses eaux, je me trouvai un « Occidental, » ce que je suis toujours resté... Je ne pouvais respirer le même air, vivre en face de ce que j’abhorrais : peut-être n’avais-je pour cela pas assez d’empire sur moi-même, de force de caractère. Il me fallait à tout prix m’éloigner de mon ennemi, afin de lui porter de loin des coups plus assurés. A mes yeux, cet ennemi avait une figure déterminée, il portait un nom connu : mon ennemi, c’était le droit de servage. Sous ce nom, je rangeais et je ramassais tout ce contre quoi j’avais résolu de lutter jusqu’au bout, — avec quoi j’avais juré de ne jamais faire

  1. C’est la phrase historique, et proverbiale en Russie, que les députés des Slaves auraient prononcée en demandant aux chefs varègues de venir les gouverner.