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aucun lien qui le rattache au monde ; nul n’en prend souci, de bonnes gens remplissent parfois sa cruche d’eau, et il n’a pas d’autres besoins ; il vit, si c’est vivre, par le regard et un souffle de voix, « pareil au susurrement de la laîche des marais. » Mais dans ce vain reste d’un corps, il y a une âme, épurée par la souffrance, divinement résignée, soulevée, sans rien perdre de sa naïveté paysanne, sur les hauteurs du renoncement absolu. Loukéria raconte son malheur, comment le mal inconnu la saisit après une chute qu’elle fit, la nuit, en allant écouter les rossignols ; comment toutes les fonctions et toutes les joies de la vie l’ont quittée l’une après l’autre. Son fiancé a eu beaucoup de chagrin, et puis, naturellement, il en a épousé une autre : que pouvait-il faire ? Elle espère bien qu’il est heureux. Depuis des années, ses seules distractions sont d’écouter la cloche de l’église et le bourdonnement des abeilles dans le rucher voisin. Quelquefois une hirondelle vient voleter sous le hangar, c’est un gros événement, de la pensée pour plusieurs semaines. Les gens qui lui apportent de l’eau sont si bons, elle leur est si reconnaissante ! Et tout doucement, presque gaîment, elle revient avec le jeune maître sur les souvenirs d’autrefois, elle lui rappelle avec quelque vanité qu’elle était la première au village pour les danses et les chansons ; à la fin, elle veut faire effort pour fredonner une de ces chansons.


L’idée que cette créature à demi morte allait chanter éveilla en moi un effroi involontaire. Avant que j’eusse pu prononcer une parole, un son traînant, à peine perceptible, mais pur et juste, tremblota à mon oreille… Un second suivit, puis un autre… Loukéria chantait : « Dans la prairie… » Elle chantait sans que rien fût changé dans l’expression de son visage pétrifié, les yeux toujours fixes. Cette pauvre petite voix forcée, vacillante comme un filet de fumée, résonnait si douloureusement, elle se donnait tant de peine pour exprimer l’âme tout entière !.. Ce n’était plus de l’effroi que je ressentais : une pitié indicible me peignait le cœur.


Loukéria raconte encore ses mauvais rêves, comment sa mort lui est apparue en songe : non pas que sa mort fût effrayante, au contraire, c’est qu’elle s’éloignait et refusait la délivrance. La malade repousse toutes les offres de service du maître ; elle ne désire rien, elle n’a besoin de rien, elle est contente de tout et de tous. Comme le visiteur se retire, elle le rappelle d’un dernier mot, bien féminin ; la malheureuse a conscience de l’horrible impression qu’elle doit produire, elle cherche ce qui pourrait survivre en elle de la femme. — « Vous vous souvenez, Bârine, de la belle tresse que j’avais ?.. Vous savez, elle descendait jusqu’aux genoux… J’ai hésité