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d’un règne. Elle renonça à sévir contre le livre, mais elle guetta l’auteur. Gogol étant mort sur ces entrefaites, Tourguénef consacra au défunt un article chaleureux. Cet article paraîtrait bien inoffensif aujourd’hui, il figure dans l’édition complète, et nous aurions peine à y découvrir le crime, si le criminel ne nous avait révélé le secret dans une note fort gaie.


A propos de cet article, je me souviens qu’un jour, à Pétersbourg, une dame très haut placée critiqua le châtiment qu’on m’avait infligé, le jugeant immérité, ou du moins trop rigoureux. Comme elle prenait chaudement ma défense, quelqu’un lui dit : « Vous ignorez donc que dans cet article il nomme Gogol un grand homme? — Ce n’est pas possible? — Comme je vous l’assure. — Ah ! dans ce cas, je n’ai plus rien à dire; je regrette, mais je comprends qu’on ait dû sévir.


Ce qualificatif impertinent, donné à un simple écrivain, valut à Tourguénef un mois d’arrêts, puis le conseil d’aller méditer dans ses terres. J’imagine qu’il trouva alors la société très mal faite, tant nous sommes injustes pour le pouvoir qui veut notre bien. Il faut pourtant l’avouer, ce pouvoir sert quelquefois nos intérêts mieux que nous-mêmes, et les lettres de cachet sont généralement d’accord avec les vues de la Providence. Trente ans plutôt, un ordre d’exil avait sauvé Pouchkine en arrachant le poète aux dissipations de Pétersbourg, où il perdait son génie, en l’envoyant au soleil d’Orient, où ce génie devait s’épanouir. Si Tourguénef fût resté dans la capitale, la chaleur de la jeunesse et les amitiés compromettantes l’eussent peut-être entraîné dans quelque stérile échauffourée politique; rendu à la solitude de ses bois, il y vécut des années laborieuses, étudiant l’humble vie de la province russe et en fixant les traits dans ses premiers grands romans.


II.

Le roman de mœurs et de caractères est depuis trente ans la forme préférée des écrivains russes, le vêtement commode qu’ils donnent à toutes leurs idées philosophiques ou politiques. Tourguénef est le père de cette innombrable famille : jusqu’à lui et durant la première moitié du siècle, je serais fort en peine de nommer un livre répondant aux exigences de ce genre littéraire, telles que nous les concevons aujourd’hui en Occident. Les petites nouvelles en prose de Pouchkine, empruntées le plus souvent à des sujets historiques, appartiennent encore à l’ancienne école narrative; ce sont des modèles de composition classique, des