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autant que je puis juger ; cela doit signifier un homme qui n’admet rien. — Dis plutôt, ajoute un autre vieux, qui ne respecte rien. — Qui considère tout du point de vue critique, reprend le jeune homme. — C’est la même chose, — Non, ce n’est pas la même chose. Le nihiliste, c’est l’homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’admet aucun principe comme article de foi, de quelque respect que soit entouré ce principe. »

Le bonhomme Kirsanof, un classique de 1820, ne remontait qu’au latin. Pour mieux comprendre, nous remontons plus haut aujourd’hui, jusqu’à la racine du mot et de la philosophie qu’il résume; jusqu’à cette vieille souche aryenne dont les Slaves sont une des maîtresses branches. Le nihilisme, c’est le nirvana hindou, l’abdication découragée de l’homme primitif devant la puissance de la matière et l’obscurité du monde moral; et le nirvana engendre nécessairement la réaction furieuse du vaincu, l’effort aveugle pour détruire cet univers qui l’écrase et le déconcerte. Max Müller, revenant sur la définition de Burnouf, nous assure que nirvana signifie proprement : « l’action d’éteindre une lumière en la soufflant. » — N’est-ce pas là le fait de ces pauvres malheureux qui aspirent à éteindre en Russie la lumière de la civilisation? — Mais je ne dois pas me laisser entraîner par un sujet qui exigerait de vastes développemens. Aussi bien le nihilisme, tel qu’il s’est fait lugubrement connaître à nous, n’est encore qu’à l’état d’embryon dans le fameux livre de Tourguénef.

Je veux seulement appeler l’attention du lecteur sur un autre mot du romancier, étonnamment juste et peut-être plus fécond en révélations que le vocable dont la fortune devait être si brillante. Comme dans tous les romans de l’auteur, c’est ici une jeune fille qui a le beau rôle de sentiment et de raison ; un jour, en discutant avec l’ami de Bazarof, un gamin naïf qui se croit nihiliste parce qu’il répète les aphorismes de son maître, cette jeune fille lui dit tout à coup : « Tenez, votre Bazarof m’est étranger, et vous-même vous lui êtes étranger. — Pourquoi cela? — Comment vous dire?... C’est un animal sauvage, et vous et moi, nous sommes des animaux apprivoisés. » — Cette comparaison fait apercevoir, mieux qu’un volume de dissertations, la nuance qui sépare le nihilisme russe des maladies mentales similaires dont l’humanité a souffert, depuis les jours de l’Ecclésiaste jusqu’à nos jours. Le Bazarof, ce fils de paysans cynique, amer, qui va crachant sur toutes choses ses brèves sentences en langage tour à tour populaire et scientifique, brave d’ailleurs, incapable d’une action vile, refoulant par orgueil les instincts de son cœur, c’est au fond un sauvage subitement instruit qui nous a volé nos armes. Le héros de Tourguénef a