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d’étudiant en Allemagne, un timide amour qui s’est à peine avoué à lui-même. Assia est une jeune fille russe, une enfant effarouchée, fantasque, vive comme une fauvette; impossible d’oublier après l’avoir lu le portrait de cette étrange fille. L’étudiant la rencontre, l’aime à son insu, et tandis qu’il hésite à la prendre au sérieux, l’enfant blessée disparaît; l’homme qui ne l’a comprise qu’après l’avoir perdue se lamente sur cette ombre évanouie. Je cite au hasard quelques lignes de ce poème en prose, le prélude d’un sentiment qui s’ignore : les deux jeunes gens reviennent le soir d’une promenade sur les bords du Rhin :


Je la regardais, toute baignée dans le clair rayon de soleil, calme et douce. Tout brillait joyeusement autour de nous, sous nos pieds et sur nos têtes, — le ciel, la terre, les eaux : on eût dit que l’air même était saturé de clarté.

— Regardez, comme c’est bien ! dis-je en baissant involontairement la voix.

— Oui, c’est bien! répondit-elle sur le même ton, sans lever les yeux vers moi. Si nous étions des oiseaux, vous et moi, comme nous volerions, comme nous glisserions!.. nous nous serions noyés dans ce bleu. Mais nous ne sommes pas des oiseaux.

— Les ailes peuvent nous pousser, répliquai-je.

— Comment cela?

— Vivez seulement, et vous le saurez. Il y a des sentimens qui nous soulèvent de terre. N’ayez pas peur, les ailes vous viendront.

— Et vous, vous en avez eu?

— Comment vous dire?.. Il me semble que jusqu’à présent je n’ai pas volé.

Assia se tut, pensive. Je me rapprochai d’elle; soudain elle me demanda :

— Savez-vous valser?

— Oui, répondis-je, assez intrigué par cette question.

— Alors, venez, venez. Je prierai mon frère de nous jouer une valse. Nous nous figurerons que nous volons, que les ailes nous sont poussées...

... Je la quittai assez tard. En repassant le Rhin, à mi-distance entre les deux rives, je demandai au passeur de laisser la barque dériver au courant. Le vieillard leva les avirons et le fleuve royal nous emporta. Je regardais autour de moi, j’écoutais, je me souvenais; subitement, je sentis au cœur un trouble secret; je levai les yeux au ciel; mais le ciel même n’était pas tranquille ; tout troué d’étoiles, il se mouvait, palpitait, frissonnait. Je me penchai sur le fleuve; là aussi, dans ces sombres et froides profondeurs, les étoiles scintillaient, tremblaient ;