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tinuait de causer avec Mme de Girardin ; tout à coup le chanteur s’interrompt en posant sa main sur le bras de l’accompagnateur, qui s’arrête à son tour. On se regarde, le prince comprend ; il se souvient que le silence est la leçon des rois, s’excuse d’un geste plein de courtoisie, le chanteur s’incline, et la cavatine recommence. J’oubliais de dire que le chanteur s’appelait Rubini, et que c’était Bellini qui tenait le piano. Le prince, au milieu de tant de bonne grâce qui le rendait populaire chez les gens de lettres et les artistes, était un dilettante fort peccable. Ainsi, lors des premières représentations des Huguenots, il venait tous les soirs à l’Opéra, seulement il n’y restait jamais qu’une heure : il arrivait vers le troisième acte et s’en allait avant la fin du quatrième, juste au moment du fameux duo entre Valentine et Raoul. À peine Mlle Falcon finissait-elle de dire : « Raoul, où courez-vous ? » on entendait de la scène un remue-ménage dans la loge royale ; c’était le départ. Au théâtre, on n’y comprenait rien : Meyerbeer avait la mort dans l’âme, et le pauvre Nourrit, facile à s’émouvoir pour des fantômes, voyait là je ne sais quel indice de disgrâce personnelle, si bien qu’un matin, n’y tenant plus, il alla conter sa peine au général de Rumigny. On devine l’étonnement et les regrets du prince en apprenant cette histoire de la bouche de l’aide-de-camp. Comment, sans y penser, avait-il pu chagriner ainsi de tels artistes, et quelle idée à ces artistes de se chagriner pour une cause que le prince regardait comme la plus naturelle ? Son altesse avait l’habitude de quitter l’Opéra vers dix heures et demie, et le sublime duo n’avait qu’un tort, celui de commencer juste à l’heure ordinaire de sa retraite. Il s’agissait bien de disgrâce ! Meyerbeer, Nourrit, Mlle Falcon, n’étaient pour rien dans cette affaire, et le duc d’Orléans le leur prouva en arrivant le lendemain dès le lever du rideau et en ne quittant le spectacle qu’à la fin, après avoir surtout écouté et applaudi le duo de manière à contenter, cette fois, tout le monde et lui-même.

Hôte fêté, adulé de ces divers salons, Chopin fréquentait un peu partout, mais ne se laissait point exploiter. S’il se donnait, c’était entre artistes et parmi les intimes de l’hôtel Lambert, où le vieux prince Adam Czartorisky, sa femme et sa fille réunissaient autour d’eux les débris de la Pologne, que la dernière guerre avait dispersés. Plus encore l’attirait la princesse Marceline, une de ses élèves les plus chères, l’héritière future des secrets de son jeu. Il voyait aussi beaucoup Mme de Komar et ses deux filles : la princesse Ludmille de Beauvau et la comtesse Delphine Potocka, deux noms dont chacun représente un type individuel de beauté, d’esprit, de charité suprême : la princesse Ludmille, rayonnante d’activités multiples et versant davantage du côté des arts décoratifs, un Rubens avec