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que l’accent national se détende, vous diriez qu’il regarde en Italie par-dessus l’Allemagne. Mais bast ! le chant fini, notre Sarmate se réveille dans son originalité barbare ; — la deuxième partie développe cette sauvagerie humoristique et fantasque, après quoi vient le trio, rêverie et tendresse, tout à la manière de Chopin. — Un trio qui ne l’est que de nom, — fort sombre, et la Marche funèbre, plus sombre encore. » Cette marche sublime, qui ne la connaît ? Quelle âme sensible, comme on disait au dernier siècle, n’a tressailli d’horreur tragique à cet enchaînement harmonique de l’accord parfait de si hcmol et de sol bémol ? Sa grandeur fe fait sortir du cadre, elle est elle-même un poème, une cérémonie. Comment se reprendre ensuite à la sonate ? Ce linge blanc à côté de ce crêpe lugubre a l’air d’une ironie, et cependant on écoute ce finale, peu mélodique, presque terne, mais qu’un souffle mystérieux traverse et qui vous attire et vous intrigue comme une énigme. Un des chefs-d’œuvre de Beethoven est intitulé : la Sonate-fantaisie ; celle de Chopin pourrait aussi bien s’appeler : la Sonate-sphinx.

Passons maintenant aux pièces de proportions moindres, à cet inépuisable répertoire de Polonaises, de Valses, de Mazourkes, de Barcarolles, de Ballades, de Tarentelles et de Nocturnes, où le génie et l’individualiié du maître se déploient librement, sans entrave aucune. On ne saurait dire que Chopin ait inventé la danse, mais il l’a certainement idéalisée et stylisée. Avant lui, Schubert et Weber s’y étaient appliqués, le premier avec ses Polonaises à quatre mains et ses nombreuses valses, l’autre avec sa Polonaise en ut majeur, et surtout avec son Invitation, qui a fait époque. Mais de Chopin date l’ère de la danse musicalement érigée en forme d’art ; de même que Sébastien Bach traduisait en contrepoint les sarabandes et les gavottes de son temps, Chopin aura compris, saisi, fixé en des tableaux d’une attraction irrésistible l’idéal poétique de la danse moderne. « Les autres , comme Lanner et Strauss, dansent avec leurs jambes, a dit spirituellement un de ses récens criii(|ijes, M. Ehlert : il danse, lui, avec son âme. » Chopin connaît les dessous du bal ; il les commente en psychologue et donne à ces rythmes de la vie mondaine et du plaisir toutes les expressions troublantes qu’ils renferment : désirs jaloux, peines d’amour perdues, convoitises, remords, effaremens. Il danse la joie et la douleur, la volupté, la colère et le deuil ; dans la salle aux mille bougies, au clair de lune et dans les ténèbres, jusque sur les pierres tombales du cimetière, il danse partout, cavalier servant et vampire, attendri, songeur, sarcastique, Jean qui pleure à sanglots et Jean qui rit aux éclats, tout cela dans la même minute, par cascades et soubresauts. Qu’il ait pour types de prédilection la