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pensées de haine et de vengeance, souvenir de la victoire et du triomphe au plus profond de la misère ; ces octaves sourdes, ce rythme obstiné, monotone, imitant la marche d’une armée au bruit des tambours, ce cliquetis des baïonnettes qui, peu à peu, s’estompe, se dissipe et laisse transparaître dans l’azur une mazourke en ut majeur annonçant des aurores nouvelles.

Les mazourkes de Chopin, en y joignant ses craroviennes, ses valses et ses boléros plus nombreux encore que les polonaises, il faudrait un volume pour approfondir ces énigmes de grâce et de mélodie, qu’une pointe épigrammatique souvent assaisonne. Parcourons le petit bois, délices du musicien, nous y surprendrons avec lui ses deux poètes : Heine, Lenau, celui qui ricane et celui qui pleure. La coquetterie dans le rêve était le charme de son exécution, il rêvait d’un printemps invisible : palmiers secouant leurs branches métalliques, oiseaux qui vous apostrophent au passage, ruisseaux qui chantent, serpens dont les écailles vibrent, clochettes qui tintent, et parmi son paysage et son clair de lune, ici et là, des mausolées ! Il avait, en vous racontant au clavier ses ballades, en vous jouant un scherzo, un nocturne, je ne sais quoi de mystérieux, d’inconscient, d’inexprimé, comme ces demi-aveux qu’une réticence complète. Son jeu ressemblait à son caractère : on y sentait la délicatesse de tempérament en antagonisme avec des velléités de véhémence, d’où cette brusquerie étrange, ces saccades ; on y sentait aussi le Slave, sinueux, réservé, poli, se gardant et se dérobant. À tout prendre, il n’était lui-même qu’un tempo rubato perpétuel. Oacques ne se vit au piano plus merveilleux ornemaniste : détails chromatiques et enharmoniques, arpèges, batteries, petits groupes de notes surajoutées tombant comme des gouttelettes de rosée par-dessus la figure mélodique. Nos pédans d’aujourd’hui eu diront ce qu’ils voudront, l’arabesque ainsi maniée a bien du charme. L’ornement est dans l’art ce que la fleur est dans la nature, la toilette dans la vie des femmes. Entre lui et la beauté il y a pourtant échange de bons procédés : l’ornement apporte un surcroît et le beau lui communique en retour l’étincelle de vie ; la grande affaire est de ne pas l’appliquer indistinctement. À l’éclat d’une belle main, une bague bien choisie n’a jamais nui ; ainsi de la volute corinthienne, de la roulade rossinienne et du grupetto de Chopin. Joaillerie, si l’on veut, mais d’un Cellini taillant sa note à facettes de diamant. Le Nocturne en fa majeur, si goûté cependant, si admiré, n’est qu’une suite d’ornemens, d’arabesques dramatisées, je dirais presque de symboles se jouant sous leurs voiles.

Le scherzo de Chopin n’a, de celui de Beethoven, que la structure : la phrase principale et le trio, rien du reste qui sente l’école,