Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus ni nègres ni négresses, rien qu’un vieux muet d’Afrique.

Les champs d’indigo de la Louisiane avaient été généralement abandonnés comme peu rémunérateurs ; certains colons entreprenans leur avaient substitué la culture de la canne à sucre; mais, tandis que le petit frère était trop apathique pour se donner tant de peine, l’autre trouvait un meilleur profit dans la contrebande d’abord, puis dans la traite des noirs. Au temps dont nous parlons, ce genre d’affaires n’avait rien de répréhensible ; c’était au contraire, croyait-on, une nécessité publique, et les doublons que l’on gagnait en y pourvoyant ne vous déshonoraient pas ; — au contraire !

Un jour, Jean-Marie partit pour quelque voyage plus long, beaucoup plus long que ceux qu’il avait déjà faits. Jacques avait insisté longtemps pour qu’il y renonçât, mais l’audacieux frère aîné ne fit que rire de ses pressentimens.

— En ce cas, dit Jacques, j’irai avec toi.

Ils laissèrent la vieille maison aux soins du muet d’Afrique et gagnèrent ensemble la côte de Guinée.

Deux années après, Roquelin l’aîné revenait sans son navire. Il était probablement rentré chez lui la nuit. Personne ne le vit arriver, personne ne vit le petit frère ; on se disait tout bas que celui-ci pourtant était revenu de même. Quoi qu’il en fût, on ne le rencontra plus jamais.

De vagues soupçons commencèrent à planer sur le marchand d’esclaves. En vain quelques-uns rappelaient-ils la tendresse constante qu’il avait témoignée à Jacques avant sa disparition. Le grand nombre secouait la tête : on le savait violent, d’humeur irascible et impétueuse. Pourquoi d’ailleurs faisait-il mystère de sa perte? Ce singulier silence n’annonçait rien de bon.

— Mais, reprenaient les âmes charitables, regardez-le. A-t-il la mine d’un monstre?

On le regardait en effet d’un air qui semblait dire : — Qu’as-tu fait de ton frère? Où est ton frère Abel?

Peu à peu ses défenseurs se découragèrent ; les plus anciens amis qu’il comptât à la Nouvelle-Orléans étaient morts; le nom de Jean Roquelin, à tort ou à raison, devint avec le temps synonyme de crimes, de sorcellerie et de légendes sanguinaires.

On se détournait de l’homme et de sa maison. Les chasseurs de canards et de bécassines abandonnèrent le marais, les bûcherons n’allèrent plus travailler sur le canal. Parfois des gamins plus hardis que les autres, qui s’aventuraient à la chasse aux serpens, entendaient un lent bruit de rames. Ils s’entre-regardaient un instant à demi effrayés, à demi moqueurs, puis renonçaient à leur chasse pour assaillir de huées le vieillard inoffensif qui, sous ses habits délabrés.