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soit que les perceurs de rues dussent être engloutis dans le marais, soit qu’ils réussissent à passer dans la propriété du « Jean ! ohé ! » L’un ou l’autre événement serait drôle.

Une ligne de baguettes coiffées de bouts de papier blanc s’étendait graduellement tout droit à travers le terrain hanté.

— Nous comblerons le canal, disaient les hommes en hautes bottes qui passaient près de la porte verrouillée du gîte aux revenans.

— Ah! Jean Roquelin, ce n’étaient plus là des garnemens créoles qu’une volée de jurons mettait en fuite!

Il alla chez le gouverneur. Le personnage officiel toisa, non sans intérêt, cette étrange figure. Jean Roquelin était petit et trapu, avec un masque léonin absolument bronzé ; des rides profondes sillonnaient son large front ; ses grands yeux noirs intrépides s’ouvraient comme ceux d’un cheval de guerre et ses mâchoires se fermaient comme par un ressort d’acier. Vêtu de cotonnade, il laissait sa chemise ouverte et en renversait le col à la façon des matelots, ce qui découvrait une poitrine herculéenne au poil grisonnant. Rien de dur ni d’agressif du reste dans sa physionomie, rien qui révélât sa vie aventureuse, son humeur farouche, mais plutôt la placidité d’un brave, et, jetée sur tout le visage comme un voile presque imperceptible, l’empreinte de quelque grande douleur. Un œil inattentif pouvait ne pas le remarquer, mais, une fois qu’on l’avait vu, on cherchait, ému, attaché, la pathétique histoire.

Le gouverneur salua.

— Parlez-vous français? lui demanda-t-on.

— Je préférerais parler anglais, si cela vous est possible.

— Mon nom? Jean Roquelin.

— En quoi puis-je vous servir ?

— Ma maison est dans le marais, là-bas.

Le gouverneur s’inclina.

— Ce marais m’appartient... à moi, Jean Roquelin. J’en suis propriétaire unique.

— Hé bien?

— Il n’est pas à vous, je le tiens de mon père. Et pourtant vous voulez y faire passer une rue ?

— Je ne sais trop, monsieur... C’est possible, c’est probable, mais la ville vous accordera l’indemnité d’usage. Vous serez payé, comprenez-vous?

— Payé?.. La rue ne peut passer chez moi!

— Vous en causerez avec l’autorité municipale, monsieur Roquelin.

Un sourire amer effleura la bouche du vieillard