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bizarres, et la notation devient une chose accessoire. Un seul moyen s’offrait donc au musicien de ne pas divaguer en dehors des limites de son art, c’était de procéder par analogie, en usant des trilles, des notes taquetées, des syncopes, etc., moyen que tous ont adopté depuis Rameau, Händel, Grétry, Gluck, Beethoven et Schubert, jusqu’à Victor Massé et Meyerbeer dans sa Chanson de mai.

Parcourez la Passion selon saint Mathieu de Sébastien Bach, les Saisons de Haydn, les Pièces de clavecin de Rameau, et vous y entendrez chanter le coq, sans compter les autres oiseaux à demeure dans les bosquets de la littérature chromatique : fauvettes, pinsons et tourterelles. Maintenant, si nous voulons bien ne pas quitter le terrain de la convention, nous verrons Gluck imiter, dans Orphée, les aboiemens du chien Cerbère; Schubert les évolutions aquatiques de la truite, et dans un air d’Israël en Égypte, Händel nous peindre les grenouilles infestant le sol. Enjambons le règne des insectes, grillons et sauterelles, abeilles, mouches et frelons; il y a beau jour que Händel et Haydn nous avaient appris leur musique et que les violens en sourdine de Berlioz, dans la Reine Mab, et de Victor Massé, dans la Reine Topaze, l’ont perfectionnée; mieux vaut nous occuper des amphibies, ce sera plus original.


Dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux...


Traduire en un passage mélismatique ces replis tortueux était, en 1712, une nouveauté dangereuse. Marcello, le premier, s’y appliqua dans une de ses cantates : Cassandra; vinrent ensuite Mozart et Weber; il y a un serpent dans la Flûte enchantée, il y en a un autre dans Euryanthe, et la seule manière dont les deux apparitions sont traitées suffirait pour nous marquer la différence existant entre ces deux génies. Mozart, lui, n’en veut qu’à l’idée; Weber, au contraire, s’attache au tableau ; l’un semble ignorer le monstre qui se déroule sur la scène et ne nous le peint que par l’angoisse de son personnage; l’autre saisit aux cheveux l’occasion d’être pittoresque et charge son orchestre de nous faire en dix mesures son récit de Théramène. Nous maugréons aujourd’hui contre cette fureur du pittoresque dont nos musiciens sont possédés, et le plus curieux, c’est que la plupart de ceux qui protestent ne s’aperçoivent pas que l’exemple nous vient des maîtres du passé et qu’en daubant sur Berlioz et les modernes, on atteint les classiques. La plastique des sous est un monde ; personne n’a qualité pour en délimiter l’étendue. Dire: on peut aller jusqu’ici, mais point au-delà, est une prétention qui sera justifiée le jour où quelqu’un aura fixé pour tous les siècles la ligne de démarcation qui sépare la vérité