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convaincus que ce radical classique n’a pas plus d’aversion naturelle pour les ultramontains que pour nos radicaux de la nouvelle école, de l’école fantaisiste. Il en a rencontré quelques-uns à Bourg, lors de l’inauguration du monument de Quinet. Ces messieurs ont eu la prudence ou la générosité de se taire et on ne s’est pas disputé, mais on n’en pensait pas moins.

Le radical classique est l’apôtre fervent de l’omnipotence de l’état, et il gouverne un peu trop. Les radicaux fantaisistes entendent qu’on ne gouverne plus et que toute initiative vienne d’en bas. Un président du conseil qui se débarrasse d’un de ses collègues avec lequel il ne peut plus s’entendre est traité par eux de despote. Leur idéal est une sorte d’anarchie légale, le triomphe de la sainte indiscipline. Ils sont les partisans de toutes les autonomies, de celle du soldat et de celle de la commune ; quelques-uns d’entre eux proposent de licencier les gens de police et de les remplacer par des gardes nationaux. Si on les laissait faire, ils désarticuleraient le corps social. Comme dans la vieille fable, ils poussent les membres à la révolte contre l’estomac.


De travailler pour lui les membres se lassant.
Chacun d’eux résolut de vivre en gentilhomme.


« Remarquez pourtant, mes chers conjoints, leur disait-il, que je vous suis fort nécessaire, que sans moi chacun tirerait de son côté, que grâce à mes soins il y a un peu d’ordre parmi vous, que quand je ne serai plus rien, chacun entreprendra sur la liberté de son voisin, car je vous connais, vous avez l’humeur despotique et chacun de vous ne se sentira libre que le jour où il commandera dans la maison d’autrui... Qu’en pensez-vous, vous, le gros orteil de cette assemblée?»

Parmi les radicaux fantaisistes, il y a beaucoup d’hommes sincères qui prennent au sérieux leur utopie, car les naïfs sont plus nombreux qu’on n’est tenté de le croire. Celui-ci a essuyé de grandes déconvenues et peut-être de grandes injustices; il s’en prend à l’univers et déclare que la maison est inhabitable, qu’il faut la rebâtir par le pied. C’est, le radical atrabilaire et tragique. Celui-ci a l’esprit infiniment mobile, la fureur des nouveautés et des spectacles; il considère la vie comme une aventure, il lui faut des émotions, des secousses, tout ce qui dure l’ennuie, et il dirait volontiers comme le valet d’une comédie espagnole : L’ordre me tue. C’est le radical lunatique, qui prend pour du génie le désordre de ses pensées. Tel autre a fréquenté des laboratoires, et il a la passion des expériences, il en voudrait faire sur la société; si elles ne réussissent pas, on en sera quitte pour recommencer; n’est-ce pas ainsi qu’on fait avancer la science? C’est le radical qui se croit scientifique. Tel autre a toujours été séduit par les