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souvenirs du bonhomme Jal, quelques récits d’Eugène Sue, qui n’était pas tout à fait un ignorant des choses de la mer, et les romans de l’honorable M. de La Landelle. Je les rappelle avec intention, parce que si, par hasard, quelque lecteur de Loti ne les connaissait pas, je voudrais qu’il les lût, qu’il les parcourût au moins, non pas pour s’y plaire, mais pour y apprendre à mieux apprécier par contraste toute la nouveauté, toute l’originalité, toute la vérité de Mon Frère Yves. Ce qui manquait le plus dans ces romans maritimes, c’était la mer; elle remplit Mon Frère Yves de son infinie diversité. Mais laissons les comparaisons. N’imitons pas surtout ces admirateurs intempérans qui, comme ils avaient prononcé le nom de Bernardin de Saint-Pierre à l’occasion du Mariage de Loti, n’ont pas craint, à l’occasion de ce dernier récit, d’enchérir encore et de prononcer le grand nom de Chateaubriand. De pareils éloges, assénés sur la tête d’un débutant, l’assomment. L’avenir seul dira quelles œuvres du présent soutiendront la comparaison des chefs-d’œuvre du passé. Contentons-nous donc de noter dans Mon Frère Yves une faculté singulière d’imprégnation des sens par la forme, la couleur, l’odeur même des choses; et cette faculté servie par une puissance d’expression non moins rare, pour les rendre exactement telles qu’on les a senties. Relisez attentivement quelques-unes de ces descriptions: « La Sevre marche tout doucement dans une brume épaisse, poussant de minute en minute un coup de sifflet qui résonne comme un appel de détresse sous le suaire humide qui nous enveloppe. Les solitudes grises de la mer sont autour de nous, et nous en avons le sentiment sans les voir; » ou bien encore celle-ci: «La mer de corail! Rien que le bleu immense. Autour du navire qui file doucement, l’infini bleu déploie son cercle parfait. L’étendue brille et miroite sous le soleil éternel. Partout, tout est pareil. C’est la grande splendeur des choses inconscientes et aveugles que les hommes croient faites pour eux. » Combien d’autres que je pourrais choisir au hasard, mais où le lecteur peut assez facilement se reporter, sans que je prenne ici la peine de les reproduire! S’il ne manquait pas, dans le Mariage de Loti ni même dans le Roman d’un spahi, de jolies ou hardies descriptions, l’effet en était trop souvent accroché, si je puis ainsi dire, à quelque vocable exotique, aux branches d’un « goyavier, » ou d’un « palétuvier. » Nous sommes rentrés ici dans la vérité de l’art, qui consiste à décrire les choses les plus particulières par les termes les plus généraux, et d’autant plus généraux qu’il s’agit de nous communiquer l’impression de choses plus particulières. Car, ou l’oublie trop souvent parmi nos poètes et nos romanciers, à moi qui ne les ai jamais vues, ce ne sont pas les mots propres ou spéciaux qui me donneront la sensation de la mer de corail ou des brumes intenses de la Manche, mais une combinaison propre