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ouvrage paraisse au mois de février au plus tard, et d’après ce qu’il a encore à faire et surtout à refaire, s’il paraît aussitôt, je suis entièrement convaincue que ce ne peut être qu’avec de grandes imperfections et très faciles à effacer, en se donnant plus de temps. Mais la moindre note sur ce ton le jette dans un abattement qui approche du désespoir, de sorte que j’ose à peine m’avouer à moi-même toute ma crainte. »

Heureux l’écrivain, heureux l’artiste qui peut ainsi inspirer à une femme éminente et intimidée de pareilles sollicitudes ! Mais il faut achever de citer cette lettre si instructive sur l’élaboration du Génie du christianisme. Mme de Beaumont n’a qu’à y gagner.

« Mon seul espoir[1] est qu’en lui montrant ces imperfections, il se sentira, de sa propre impulsion, forcé de les faire disparaître ; mais l’impatience de finir ne lui fera-t-elle pas illusion ? Je n’ai jamais mieux senti que dans cette occasion le malheur de n’avoir pas un goût plus ferme, plus sûr, plus exercé, et de manquer de cette conviction et de cette force qui entraînent. » Puis elle revient sur cette recommandation de Joubert : « Il faut cacher son savoir;» et, avec la perspicacité de son esprit délicat, elle met le doigt sur un des principaux défauts du livre : « Il a réellement retranché beaucoup de citations; mais il en a beaucoup ajouté. Ce qui m’effraie surtout, c’est la légèreté avec laquelle il énonce certains jugemens qui demanderaient, pour ne pas effaroucher, à être présentés avec une adresse et un art infinis. A cela il n’y a plus de remède. Ce qui me rend timide dans mes observations, c’est qu’il est réellement important pour lui que son ouvrage paraisse promptement. Sans cela, j’aurais bien plus de courage, et je ne serais effrayée que de son extrême docilité. »

Cette docilité, Chateaubriand l’eut toujours; même dans tout l’éclat de sa gloire, quand il écrivait aux Débats, Berlin l’aîné, sans le consulter et sans avoir à redouter des reproches, raturait, corrigeait ses articles. Mais pourquoi donc cette hâte? Pourquoi ce désespoir à l’idée d’un retard dans la publication de son livre?

Le concordat était promulgué, et les cultes chrétiens rétablis dans toute l’étendue de la république française. Un Te Deum solennel avait été chanté à Notre-Dame. Bonaparte, en grand appareil, revêtu de l’habit rouge des consuls, entouré de ses généraux et commandant du regard la soumission, — suivant la parole de M. Thiers, — était allé assister à la cérémonie. Il avait trouvé un rapporteur comme Portails pour rendre sa pensée politique avec la formule gouvernementale la plus achevée, Dans le parti libéral, l’opinion se bornait

  1. Lettre de Mme de Beaumont (septembre 1801).