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grand que fût le courage de Mme de Beaumont, les émotions la brisaient, son parler devenait plus lent ; son caractère avait pris une sorte d’impatience qui tenait à la force de ses sentimens et au mal intérieur qui la rongeait.

Chateaubriand partit pour Rome au mois de mai 1803. La société de la rue Neuve-du-Luxembourg ne battit plus que d’une aile : le dieu n’y étant plus, le temple fut déserté. Ce n’était pas cependant le plus brillant causeur, à moins qu’il ne voulût séduire. La conversation la plus abondante, la plus littéraire, la plus pittoresque, la plus fertile en citations heureuses, était celle de Fontanes. Le comte Molé causait peu et n’avait que des jugemens ; Joubert, quand il n’était pas seul avec un interlocuteur, était distrait ; Pasquier était fin et contait à ravir ; Chênedollé avait spécialement gardé souvenance d’une discussion éloquente sur Montesquieu un soir que Mme de Beaumont avait lu tout haut le dialogue de Sylla et Eucrate. Celle qui savait animer ce salon de sa haute intelligence et de sa suprême distinction était maintenant abattue et à peine résignée. Guéneau de Mussy lui ayant apporté, peu après le départ de Chateaubriand, un article du Mercure qu’elle réclamait, la dépeint dans toute sa débilité[1] : « Figurez-vous un corbeau ou plutôt un butor qui aborde une hirondelle gracieuse et aérienne ; mais j’étais fort de ma conscience, j’avais l’article en poche, je me souciais fort peu d’être ridicule... J’ai donc fait de fort bonnes affaires chez Mme de Beaumont, et cependant, tout en changeant les illusions de terreur que j’apportais en sa présence en un véritable sentiment de reconnaissance pour ses bontés et ses manières engageantes, hélas ! je n’en ai joui qu’avec de tristes pressentimens. A mon avis, sa santé s’altère de plus en plus ; je crois les sources de la vie desséchées ; sa force n’est plus qu’irritation et son esprit plein de grâce ressemble à cette flamme légère, à cette vapeur brillante qui s’exhale d’un bûcher prêt à s’éteindre. Ce n’est pas sans une sorte d’effroi que j’envisage les fatigues du voyage qu’elle projette d’entreprendre au Mont-d’Or, d’où, je le conjecture, elle se rendra dans le département du Tibre. »

On lui avait fait prendre, en effet, la résolution de se soigner et de partir pour les eaux. Une sottise de Chateaubriand (le mot est d’elle) la retint encore quelques jours à Paris. Il s’était avisé, dès son arrivée à Rome, de faire visite à un prince sans états, au roi de Sardaigne, celui-là même qu’a représenté Joseph de Maistre à Saint-Pétersbourg. Heureusement que le cardinal Fesch était de moitié dans cette erreur diplomatique. Chateaubriand prie Mme de Beaumont

  1. Lettre à Chênedollé (2 août 1803).