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Descartes; elle semble de nos jours, avec Darwin comme avec Goethe et Geoffroy Saint-Hilaire, donner aussi un peu raison aux légendes hindoues et grecques sur les métamorphoses et les transformations des êtres animés. Plus nous allons, plus nous retrouvons cette « identité originaire entre l’homme et la nature » sentie vaguement par les premiers poètes, et qui fait, selon Goethe, « l’objet même du génie; » nous voyons se rouvrir plus abondantes les sources primitives de la poésie. Je me rappelle ce passage de la grande épopée hindoue où Rama, enivré d’amour, cherche dans la forêt silencieuse qui l’enveloppe une sorte de vague sympathie avec lui, une communauté de tendresse et d’amour : « Vois cette liane flexible; elle s’est posée amoureusement sur ce robuste tronc, comme toi, chère Sita, fatiguée, tu laisses ton bras s’appuyer doucement sur mon bras. » Il y a plus que du symbolisme ici ; le poète hindou a entrevu cette réelle identité de nature entre tous les êtres animés qui permet au savant moderne, comme au brahmane antique, de se retrouver dans la plante et dans l’animal, et qui lui met au cœur une sympathie immense pour la nature, frémissante comme lui-même de vie et de désir. Ainsi, la seule vraie poésie qui existât dans la mythologie ancienne subsiste encore aujourd’hui; l’imagination des Valmiki serait plutôt excitée par un Darwin, et, de nos jours, Ovide pourrait assurément faire quelque chose de mieux que ses Métamorphoses fabuleuses, plus naïves qu’il ne croyait dans leur froide subtilité.


III.

L’art n’a pas seulement besoin que la science laisse à l’imagination poétique son légitime domaine, celui de l’idéal, du mystère et même du rêve; l’art ne peut réaliser au dehors ses conceptions sans le génie, qui n’est autre chose qu’un instinct créateur. Quoi qu’en pensent nos u parnassiens » modernes, le calcul, la patience, la méthode, la bonne volonté sont impuissans à produire une grande œuvre : dans la morale, la bonne volonté est tout, a dit Schopenhauer; dans l’art et surtout dans la poésie, elle n’est rien. Le raisonnement même, eu tant qu’il précède la conception de l’œuvre, semble un signe de médiocrité : c’est l’opposé du génie. Schiller écrivait avec profondeur, dans une lettre à Goethe : « Chez moi, le sentiment commence par n’avoir pas d’objet déterminé et précis. Tout d’abord, mon âme est remplie par une sorte de disposition musicale ; l’idée poétique ne vient qu’ensuite. » L’artiste est hanté par un véritable instinct de production; il n’est pas absolument libre ni conscient : il ne sait ce qu’il a voulu faire qu’une fois l’œuvre accomplie. Un naturaliste le comparerait à l’abeille ou à l’oiseau