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pitié s’attache uniquement à ce cheval au poitrail en sang qui « lire, traîne, geint, tire encore et s’arrête, » tandis que le fouet tourbillonne sur son front. Puis le poète continue la « mélancolique » histoire, en se demandant quelle loi livre ainsi « la bête effarée à l’homme ivre, » et par degrés l’horizon du tableau s’élargit ; dans le pauvre être muet « dont le ventre nu sonne sous les coups de la botte ferrée, nous cessons de voir un individu, un cheval déterminé qui monte sur le pavé glissant: l’image douloureuse a envahi tout le champ visuel, et notre pitié s’adresse à une multitude. De même, si Victor Hugo nous parle du travail des enfans dans les manufactures, il commence par nous montrer une grande usine où « tout est d’airain et de fer, où jamais on ne joue ; » puis, tandis que les machines tournent sans fin dans l’ombre sur la tête innocente des enfans, il fait tout à coup, du sein même de la réalité, surgir devant l’esprit la terrible antinomie entre le perfectionnement des machines et l’abaissement intellectuel des travailleurs ;


Progrès dont on demande : Où va t-il? que veut-il?
Qui brise la jeunesse en fleur, qui donne, en somme,
Une âme à Ia machine et la retire à l’homme!


Nous retrouverions les mêmes procédés inconsciens de généralisation chez Gustave Flaubert, ce poète sans le rythme : « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude. » En la vieille paysanne que le romancier veut nous représenter se personnifie et apparaît à nos yeux la foule des hommes écrasés sous la même oppression séculaire. C’est encore une image qui devient tout à coup une idée générale et philosophique, elle y gagne une beauté supérieure.

L’amour, lui aussi, le plus puissant et le plus concret de tous les sentimens humains, a subi avec les siècles des transformations sans nombre. Il est surtout sensuel dans l’antiquité, même dans la Bible : l’homme alors ne voit guère dans la femme que son sexe et sa beauté. Au moyen âge, il devient mystique : il prend je ne sais quelle douceur et quelle onction religieuses[1]. De nos jours, il se

  1. Pour constater le changement, il suffit de lire par exemple le Cantique des cantiques, ce merveilleux chant d’amour, interdit jadis aux Hébreux avant l’âge de trente ans, puis le chapitre sur l’amour de l’Imitation de Jésus-Christ. Dans le poème hébreu, l’ardente passion physique n’est affinée par aucune arrière-pensée de pudeur moderne : « Qu’il me baise des baisers de sa bouche,.. car je suis malade d’amour. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa main droite m’embrasse ! — Que tu es belle, au milieu des délices! Ta taille ressemble au palmier, et tes seins à des grappes. Je me dis : Je monterai sur le palmier, j’en saisirai les rameaux ! » Cet enivrement d’amour ne peut aller sans la jalousie : aussi le poète ne les sépare-t-il pas et les chante-t-il avec le même enthousiasme : « L’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour les morts; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’éternel. Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas. » dans l’Imitation, nous retrouverons le même mouvement lyrique, bien plus, les mêmes métaphores, comme celles des grandes eaux et de la flamme; mais toute la portée en est changée : la flamme dont il s’agira n’est plus celle qui brûle et dévore, c’est celle qui, légère, s’échappe vers le ciel dans un élan. « Celui qui aime, court, vole; il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête. Il donne tout pour posséder tout... L’amour ne connaît point de mesure, mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de toutes parts... Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l’appesantissent, aucunes frayeurs ne le troublent; mais, tel qu’une flamme vive et pénétrante, il s’ouvre un passage à travers tous les obstacles et s’élance vers le ciel.. Si quelqu’un aime, il entend ce que dit cette voix. »