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moins tort de transporter dans leurs œuvres la pensée abstraite avec le style didactique. Le style proprement didactique et technique est devenu presque incompatible avec la vraie poésie. Si on peut faire un reproche à des poètes d’une réelle valeur, comme M. Sully-Prudhomme, c’est d’être tombés parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnets, comme on avait voulu mettre jadis l’histoire en rondeaux ; c’est d’avoir décrit


l’échelle où se mesure
L’audace du voyage au déclin du mercure (le baromètre),


c’est d’avoir parlé des « fougueux rouleaux de fer » (les roues d’un train), de « cette étrange nef pendue à sa voilure » (un ballon), etc. Il vaut mieux ne pas parler en vers de choses dont on n’ose pas parler simplement dans le langage de tous. Simplicité et intelligibilité, tel est le premier mérite de la vraie langue poétique. Il y a donc ici une importante distinction à faire, et M. Shairp l’a faite dans son ouvrage sur l’Interprétation poétique de la nature. « Les procédés de la science, — expérimentation, analyse, raisonnement inductif et déductif, — ne peuvent par aucun moyen devenir poétiques : ce sont leurs résultats seuls qui le peuvent. » dans chaque nouvelle province conquise par la science, la poésie peut sans doute entrer et faire à son tour acte de possession, mais graduellement ; c’est là ce que semblent oublier plusieurs poètes contemporains qui veulent immédiatement « mettre en vers » les découvertes de la science ou les systèmes tout faits de tel ou tel philosophe, comme si on pouvait vraiment mettre en vers autre chose que sa propre pensée, en ce qu’elle a de plus personnel[1]. Rien de plus opposé au rôle de poète que celui de traducteur ou de compilateur. Les vérités scientifiques, pour devenir poétiques, ont donc besoin d’une condition essentielle. Il faut qu’elles soient devenues assez familières au poète lui-même et à ses lecteurs pour pouvoir prendre la forme du sentiment et de l’intuition. « Si le poète, dit M. Shairp, est obligé d’instruire préalablement ses lecteurs des faits qu’il veut traduire dans le langage de l’imagination, il se trouve forcé par là même de devenir froid et sans poésie.

  1. Dans une spirituelle étude intitulée un Poète philosophe: Sully-Prudhomme, M. Coquelin dit avec raison en parlant du poème de la Justice : « J’avoue que, pour mon compte, je trouve quelque chose d’excessif à traiter ainsi la poésie comme une science exacte. Nous serons bien avancés quand nous lui aurons donné, à elle qui est chose ailée et fuyante, l’allure positive et pointue de la science! Si, pour suivre la pensée du poète, il nous faut déployer la même somme d’attention que pour suivre une théorie de Kant, que gagnons-nous à ne pas lire Kant lui-même? »