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n’est pas d’un jeune bourgeois, clerc de notaire comme Léon, l’amant d’Emma Bovary, ou comme Fortunio; il n’y a pas à s’y tromper : c’est la simplicité de l’homme du monde, qui garde son chapeau sur la tête au club et ne le soulève qu’à regret pour aborder une femme dans la rue. Quand tout à l’heure il tiendra la petite marquise dans ses bras, quelles paroles monteront aux lèvres du vicomte, à ses lèvres émues et du fond de son cœur, après le premier baiser? « My little marchioness!.. » Elle répondra : « Darling! darling! » Et lui à elle : « For ever, n’est-ce pas, for ever...? » Et elle à lui ; « Oh ! yes.. yours, yours for ever... — I love you! I love you... » C’est la langue du sport et de la flirt qu’il faut à cet amoureux ganté, cravaté, chaussé à l’anglaise, pour exprimer ses sentimens à l’élue de son désir, à celle qu’il a rencontrée sur le turf et aux fivwe o’clock teas ; qu’il soit représenté aux Variétés par M. Dupuis comme un grand bellâtre, ou bien au Gymnase, par M. Noblet, comme un « petit crevé, » peu importe; personne ne pense à lui demander, comme fait à peu près le père du Menteur à son fils : « Êtes-vous gentleman? » La chose est peu douteuse : c’est le cerveau d’un gentleman qui loge sous son chapeau de Regent-Street, et le cœur d’un gentleman qui bat sous son habit de chez Poole.,

Mais de même que l’atrophie du cerveau et du cœur peut se cacher sous ce chapeau et sous cet habit, de même chez un héros de M. Feuillet l’égoïsme garde ses beaux dehors: le galant de l’Acrobate couvre sa retraite par d’ingénieux discours, et bien lui prend d’agir ainsi! Le public supporterait-il la vue d’un homme qui, après avoir déclaré son amour à une femme mariée, après avoir protesté qu’il voudrait l’avoir à lui seul, la repousserait tout crûment le jour qu’elle se résoudrait de quitter son mari pour lui? Non, sans doute, l’épreuve en a été faite dans un ouvrage que j’ai gardé pour le dernier, parce qu’il est bon de le comparer à la Petite Marquise, et qu’il éclaire d’un utile reflet le procédé spécial de MM. Meilhac et Haléry ; j’ai désigné le drame singulier d’un des esprits les plus nets et les plus courageux de cette époque : les deux Sœurs, d’Emile de Girardin.

Valentine de Puybrun, l’héroïne des Deux Sœurs, a rencontré le duc de Beaulieu dans un bal, « à l’ambassade d’Angleterre, » à peu près comme la petite marquise a rencontré le vicomte de Boisgommeux. Le duc est « l’homme le plus à la mode » de Paris : Boigommeux, vingt ans après, n’est que l’un des Beaulieu de sa génération; la génération est plus petite, mais la race est la même. — Le duc a obtenu de Valentine la permission de la suivre aux eaux, à l’insu de son mari. Ardente, passionnée, romanesque et même romantique, déjà Valentine, dans les loisirs de Vichy, pense à ne jamais revenir au foyer conjugal, — « entre l’audace et l’hypocrisie » elle veut choisir l’audace, — quand elle reçoit d’une servante laissée à Paris en sentinelle ce troublant avis : « Monsieur