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Celle que vous me faisiez quand à votre amour j’opposais mes devoirs. J’en appelle à votre mémoire et à votre loyauté... Lorsque je refusais d’ajouter foi à vos sermens, vous me disiez : Partons ! allons au bout du monde ! » A quoi le duc réplique : «Ce que je vous disais, c’est ce que tous les hommes vivement épris commencent par dire à toutes les femmes dont ils ont à vaincre l’indifférence ou l’incrédulité. » On voit que le ridicule se précipite; mais l’odieux marche de pair. « M’auriez-vous écouté, ajoute le duc, si je vous avais parlé autrement? » Il n’est que franc, le malheureux; mais le public doute si cette franchise est cynisme ou niaiserie, et dans le doute, il s’indigne contre l’un et fait des risées de l’autre. L’amant de la Visite de noces, Cygneroi, peut bien raconter qu’il a écrit à sa maîtresse : « Je vous respecte trop pour ne pas être franc avec vous : je ne vous aime pas comme vous méritez que l’on vous aime, je me marie! » Soit! ces hypocrites et impertinentes sornettes peuvent s’écrire, et le facteur ne se récrie pas ni ne se moque en remettant le billet, à moins que ce ne soit une carte postale; on peut ensuite narrer l’anecdote: ce n’est qu’une vieille histoire contre laquelle le public ne se fâche pas. Mais répliquer de vive voix, les yeux dans les yeux, à une femme, comme fait le duc de Beaulieu, l’homme « loyal et chevaleresque, » à Valentine de Puybrun : « Ne dis pas que je t’aime moins, dis que je t’aime mieux.. ! » la belle défaite, en vérité ! Lui poser cette question : « Et si vous cessiez de m’aimer ! » et quand elle riposte : « Soyez donc franc! Vous vous dites : Le jour où je cesserais de l’aimer, que deviendrait-elle? » lui répondre tranquillement : « Eh bien! si cela arrivait? » n’est-ce pas le comble de l’imprudence pour un personnage de théâtre, n’est-ce pas provoquer les sifflets et harceler les petits bancs? Patience! Petits bancs et sifflets auront tout à l’heure une occasion meilleure encore. Valentine exaspérée jette ces paroles au duc : « A présent que la jalousie de mon mari est excitée, comment l’apaiserai-je? Vous vous taisez et vous faites bien;.. vous n’osez pas me dire: Tu l’as trahi pour moi, trahis-moi pour lui... Votre parole n’ose pas aller jusqu’au bout de votre pensée... Avouez-le! avouez-le donc! » Le duc s’incline et murmure : « Il y a des aveux impossibles. »

Il s’en avise un peu tard, ce déplorable héros, qu’il y a des aveux impossibles! Peu à peu il s’est avancé dans l’odieux, dans le ridicule, pour tomber à la fin dans l’ignoble; et le pis est que l’auteur ne paraît pas s’en apercevoir et ne semble pas condamner le personnage. C’est que, malgré les huées dont on le poursuit, comme un fourbe et comme un lâche, dont la vue serait insupportable aux honnêtes gens, le duc de Beaulieu n’est pourtant ni l’un ni l’autre; il demeure, du commencement à la fin de la pièce, le même que l’auteur a présenté d’abord et sans nous tromper sur lui : «Je n’ai pas cessé d’être sincère, peut-il dire à bon droit; je vous ai aimée et je vous aime comme l’homme du