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2 fr. 75 ! l’excédent étant pris sur la masse, les petites existences subissent un amoindrissement qui descend jusqu’à l’invraisemblance ; il était même beaucoup plus marqué autrefois. Cette fatalité n’est pas particulière à la France ; elle existe bien plus cruelle encore dans presque toutes les sociétés humaines.

Pour obtenir un aperçu de la situation plus rapproché de la vérité, j’ai supposé deux catégories : d’un côté, les patrons plus ou moins capitalistes, c’est-à-dire ceux qui, travaillant comme les autres et souvent plus que les autres, possèdent un avoir qui leur assure une certaine indépendance; de l’autre côté, les salariés, ceux qui ont pour unique ressource leur travail et doivent attendre, pour travailler, l’initiative d’autrui. A chacun de ces deux groupes je rattache les personnes improductives, les non-valeurs à leur charge. Or les deux groupes se séparent en nombres à peu près égaux : 18,550,000 du côté des patrons et environ 100,000 de plus du côté des salariés. Dans le partagé des revenus, je trouve pour le patronat 24 milliards 436 millions : c’est un contingent de 1,317 francs par tête, soit 3 fr. 61 par jour. L’autre groupe, celui des salariés, ne recueille que 12 milliards 687 millions, soit par année 682 francs, 1 fr. 87 par jour. Mais ici se placent quelques remarques importantes: en admettant que le nombre des individus dont se compose un ménage est de 4, ce qui est le fait ordinaire, le revenu est de 5,268 francs par ménage dans la première catégorie et de 2,728 francs dans la seconde, et, comme, dans les têtes comptées, font nombre pour plus d’un tiers les enfans au-dessous de quinze ans et les vieillards au-dessus de soixante ans, dont la dépense est minime, la part des adultes profite de la différence. On aurait tort d’ailleurs de chercher dans ces moyennes une vue exacte des choses. En réalité, on trouverait parmi ceux qu’on a classés au rang des patrons, parce qu’ils possèdent un petit capital, des gens qui sont beaucoup plus à plaindre que certains salariés; il y a en très grand nombre des paysans propriétaires qui sont obligés pour vivre de travailler à la journée dans le champ du voisin plus riche : il y a des petits fabricans, ces petits boutiquiers dont l’existence commerciale est un problème ; il y a dans ce qu’on appelle les professions libérales des misères noblement subies, quoique bien douloureuses. Dans l’autre catégorie, au contraire, celle des salariés, que l’on désigne ainsi parce qu’ils travaillent à prix débattu et sous le commandement d’autrui, on trouvera certains commis de banque ou de commerce, tel clerc d’étude, des ouvriers d’élite dont les traitemens et les salaires dépassent souvent les ressources d’un chef de bureau dans un ministère ou d’un capitaine dans l’armée. Ajoutons que, dans la catégorie des capitalistes, les bouches