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dans les familles où on ne spécule pas, l’augmentation apparente du capital que l’on constate chaque matin en suivant dans le journal les cours de la Bourse, est une incitation à la dépense. Tel petit rentier qui, calculant la hausse des titres qu’il possède, estime son avoir à 30,000 francs de plus que l’année précédente, est assurément moins disposé à l’économie, et les fantaisies qu’il se pardonne, les demandes qu’il vient faire sur le marché, apportent leur contingent à cette concurrence des acheteurs qui détermine la cherté.

La majoration des prix ne saurait être exprimée, comme on le fait ordinairement, par un chiffre moyen. La diversité des articles ne permet pas l’assimilation. L’exigence du vendeur est doublée pour plusieurs denrées : elle est excessive pour les loyers d’habitation dans les villes, pour certaines catégories de salaires ; sur d’autres points la différence est à peine sensible. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la majoration, faible ou forte, a été générale. Il faut même tenir compte d’une autre espèce d’enchérissement qui se manifeste par l’amoindrissement de la qualité : le commerce veut combattre les inconvéniens de la cherté par l’infériorité des produits; l’acheteur paie moins cher en apparence, mais, comme dit le vulgaire, il en a pour son argent. Cette tendance est prononcée particulièrement dans la grande industrie des textiles, qui forment plus du quart de la fabrication française : il y a une augmentation considérable des quantités produites avec diminution de prix de 33 pour 100 depuis peu d’années. L’article est toujours séduisant pour l’œil, mais la qualité solide n’est plus qu’une exception qu’il faut payer cher; c’est un fait constaté dans les rapports très instructifs de la commission permanente des valeurs de douane[1]. Pour les objets de consommation quotidienne et de menu détail, la cherté se manifeste aussi par la réduction de la quantité vendue au même prix qu’autrefois. Dans les familles pauvres, on entendrait les ménagères comparer le présent au passé et déplorer surtout que les alimens qu’il faut acheter au jour le jour et par petites portions, quand ils n’augmentent pas de prix, se rétrécissent, pour ainsi dire, de plus en plus. En définitive, quelle que soit la forme sous laquelle il se manifeste, le déclassement des anciens prix sous l’action des manœuvres de bourse, leur progression anormale par suite de la multiplication artificielle et quelquefois frauduleuse du numéraire, instrument des achats, sont devenus le thème d’une préoccupation générale : le fait a été ressenti trop douloureusement dans les familles dont les ressources sont limitées pour qu’il puisse être mis en doute.

  1. Voir notamment le Rapport pour l’exercice 1880-81.