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dans les autres armées européennes. Un soldat de la 10e compagnie des nobles à pied, coupable d’avoir assassiné un de ses camarades, fut condamné non point à être fusillé comme on pouvait s’y attendre, mais à perdre le nez et les oreilles et à recevoir cent coups de knout. Cette sentence barbare fut exécutée. Les Condéens portent l’uniforme russe, ont des drapeaux russes, manœuvrent à la russe, sont tout à fait russifiés. L’autorité des princes est à peu près réduite à rien. Ce séjour en Russie, qui dura dix-huit longs mois, fut la plus cruelle entre toutes les épreuves qu’eut à subir l’armée de Condé. Écoutons Thiboult : « Le prince de Condé voit son pouvoir limité et sa bienveillance envers nous à peu près enchaînée. Nous n’avons point de nouvelles et l’on ne peut recevoir une lettre. Il faut renoncer à correspondre avec ceux à qui les liens du sang et du cœur vous attachent; il faut renoncer à prendre soin de ses intérêts de famille, à tenter de sauver quelque débris de sa fortune passée. Telles sont les pensées qui attristent chacun en particulier. Chacun se demande dans le secret de son âme : Faudra-t-il donc rester dans ce tombeau? »

Les notes au jour le jour de Thiboult du Puisact ne s’arrêtent qu’au licenciement définitif de l’armée de Condé, en mars 1801. Nous ne suivrons pas jusque-là le fourrier condéen et son monotone Journal, qui semble refléter l’ennui profond ressenti par celui qui l’a écrit. Il nous suffira de dire que les deux dernières campagnes des Condéens, en 1799 et en 1800, apportèrent aux officiers et aux soldats les mêmes mécomptes, les mêmes fatigues inutiles et les mêmes tristesses désespérées : « Presque tout le monde éprouve un dégoût inexprimable. Chacun est dégoûté par la longueur de ces infortunes. » L’année qui précède le licenciement, le corps est en pleine dissolution. Les compagnies fondent, tombent de cent dix hommes à vingt-cinq. Pourquoi combattre pour être toujours vaincu, pour battre en retraite après chaque engagement? Thiboult a un mot qui serait comique s’il n’était si douloureusement amer : « Tout est prêt pour la retraite. Il suffit que l’ennemi se montre pour la décider. »

Jacques de Thiboult cependant est parmi les plus vaillans, les plus fermes et les plus fidèles des Condéens. Alors que ses camarades, à bout d’énergie, prennent leur congé, lui reste au corps jusqu’au licenciement. Il donne les raisons de sa conduite dans ces mots, d’une éloquence laconique, qui marquent toute la noblesse de son caractère : « Beaucoup des nôtres se décident à partir. Pour moi, j’attends. Le roi nous a appelés. C’est à lui de nous dire que nous sommes libres et qu’il n’a plus besoin de nous. Ce jour-là, je partirai. » Mais comme on sent que ce jour-là tarde à venir pour le stoïque gentilhomme !