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n’est rien, je la donnerais mille fois pour le triomphe de la république. » Dans un combat sanglant livré au bord de la Sambre, Fricasse nous montre « de braves républicains, couverts de blessures, qui adressent au ciel des vœux ardens pour le triomphe des armées de la république et qui, assemblant toutes leurs forces au moment où ils vont mourir, s’élancent pour baiser la cocarde nationale, gage sacré de notre liberté conquise. » Au siège de Charleroi, un canonnier, blessé mortellement sur sa pièce, se tourne du côté de l’ennemi et s’écrie: « Cobourg, Cobourg, avec tes nombreux florins, tu n’aurais pas payé une seule goutte de mon sang ; je le verse tout aujourd’hui pour la république et pour la Liberté! » — On ne peut nier après cela que les armées de la révolution ne fussent littéralement dans une sorte d’ivresse républicaine et qu’ainsi possédées, elles n’eussent un irrésistible élan. On saisit la justesse de cet aphorisme de Jomini : « Des recrues animées par quelque violent sentiment patriotique ou autre peuvent égaler et même surpasser de vieilles troupes, surtout dans l’infanterie. »


IV.

Jean-Roch Coignet n’est pas un volontaire de 92 comme Fricasse, ni un réquisitionnaire de 93 comme l’abbé C... C’est tout simplement un conscrit de l’an VII. Il n’en valut pas moins pour cela. Le jour où il apprit qu’il allait partir pour l’armée, il fut « accablé, » mais le jour où il partit, il dit à son maître (Coignet était alors palefrenier) : « Je vous promets que je reviendrai avec un fusil d’argent, ou je serai tué. »

La première affaire où se trouva Coignet, trois mois après son incorporation à la 96e demi-brigade, a fait quelque bruit dans l’histoire, bien qu’il n’y ait pas été tiré un seul coup de fusil. Le lieu était Saint-Cloud, la date, le 18 brumaire. Beaucoup de gens diront que c’était mal commencer une carrière militaire. Mais cette pensée-là n’est jamais venue à Coignet. Avant l’événement, il voyait au dépôt de Fontainebleau soldats et officiers « devenir fous de joie » à la nouvelle que Bonaparte était débarqué; pendant, il entendait les tambours battre aux champs et les troupes crier : « Vive Bonaparte ! » que lui faisaient les cris « des gros monsieurs et des pigeons pattus? » Après, il vouait une religion absolue au premier consul, religion qu’il garda à l’empereur, à l’exilé de l’île d’Elbe, au captif de Sainte-Hélène. — Napoléon et Coignet, c’est le dieu et l’adorateur. Le soldat aime et redoute l’empereur, comme un lévite adore et craint Adonaï, le dieu terrible et jaloux, le dieu des armées: « Je craignais l’empereur, dit Coignet, et je tâchais toujours de m’éloigner de lui. Je l’aimais de toute mon âme, mais j’avais toujours le frisson lorsque