Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce fut son escouade qui lui donna des leçons) a un mouvement, des images, des bonnes fortunes d’expression qu’envierait un écrivain. C’est le Saint-Simon du bivouac.

Coignet, est-il nécessaire de le dire, ne s’embarrasse pas dans des considérations stratégiques et dans des vues d’ensemble sur la marche des opérations. Il ne raconte que ce qu’il a vu, — or un soldat ne voit souvent dans un combat, que son régiment, son bataillon, sa compagnie, — mais ce qu’il a vu, il le fait bien voir. Dans chacun de ces récits de bataille, il y a un épisode curieux, un trait qui frappe, un mot qui fait tableau. A Marengo, où sa brigade qui formait la gauche de l’armée combattit pied à pied de quatre heures du matin à deux heures de l’après-midi (sa compagnie eut cent soixante hommes hors de combat sur cent soixante-quatorze), Coignet nous montre la fière retraite par échelons en arrière « dans une fumée où on ne se voit pas, avec de maudites cartouches qui ne veulent plus descendre dans les canons encrassés, et le long d’un champ de blé, incendié par l’artillerie ennemie, où sautent les gibernes des morts. » Puis il peint le premier consul, inquiet et impatient, « assis sur la levée de la grand’route d’Alexandrie, tenant son cheval par la bride, faisant voltiger des petites pierres avec sa cravache. Les boulets qui roulaient sur la route, il ne les voyait pas... Quand nous fûmes près de lui, il monta sur son cheval et partit au galop, en nous disant : « Courage! soldats, les réserves arrivent. Tenez ferme. » Il raconte enfin l’arrivée de la division Desaix : « A tous les demi-tours que l’on nous faisait faire, nos pauvres petits pelotons regardaient du côté de la route de Montebello. Enfin, cris de joie : « Les voila ! les voilà ! » Cette belle division venait l’arme au bras ; c’était comme une forêt que le vent fait vaciller. La troupe arrivait sans courir, avec une belle artillerie dans les intervalles des demi-brigades... Arrivés à leur hauteur, ils se trouvaient prêts à se mettre en bataille. Sur notre gauche une haie très élevée les masquait. Nous, nous battions en retraite. Le consul donnait des ordres, et les Autrichiens venaient comme s’ils faisaient route pour aller chez eux, l’arme sur l’épaule ; ils ne faisaient plus attention à nous, ils nous croyaient tout à fait en déroute... Nous avions dépassé la division Desaix de trois cents pas, et les Autrichiens étaient prêts aussi à dépasser la ligne lorsque la foudre part sur leur tête de colonne. Mitraille, obus, feux de bataillons pieu vent sur eux et on bat la charge partout. Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant. On ne criait pas, on hurlait. »

La veille d’Austerlitz, c’est la fameuse illumination des bouchons de paille ; « Deux cent mille torches allumées[1], la musique jouant

  1. Ici Coignet exagère quelque peu. Les Français, à Austerlitz, n’étaient que 70,000; il eût fallu qu’ils eussent chacun trois mains pour porter 200,000 torches. Autre erreur à la page suivante, quand il parle des 25.000 « bonnets à poils. » L’empereur avait en effet, ce jour-là, une réserve de 25,000 hommes : 10 bataillons de la garde, les 10 bataillons des grenadiers d’Oudinot et deux divisions du corps de Bernadotte. Mais il y avait tout au plus 15,000 grenadiers. Il est singulier aussi qu’à la distribution des croix de la Légion d’honneur (15 juillet 1804), deux mois après la proclamation de l’empire (18 mai 1804), l’empereur dise : «Reçois la croix de ton consul, » pendant qu’à la même cérémonie, Murat appelle Beauharnais: « Mon prince. » On pourrait relever dans les cahiers de Coignet bien des inexactitudes pareilles, mais loin qu’elles doivent mettre le livre en suspicion, elles témoigneraient plutôt de l’entière sincérité de l’auteur, qui raconte d’après ses seuls souvenirs sans s’inquiéter de les contrôler par les livres.
    Disons à ce propos que les Cahiers du capitaine Coignet, publiés pour la première fois par les amis de Coignet, en 1851 et réimprimés cette année, sur le manuscrit orignal, par M. Lorédan Larchey, ont paru à quelques personnes d’une authenticité discutable. Il faut savoir ce qu’on entend par l’authenticité des cahiers de Coignet. Certainement Coignet a existé (ses états de services, la matricule de la Légion d’honneur, les souvenirs mêmes de plus d’un habitant d’Auxerre en font foi), et certainement aussi Coignet a écrit lui-même ses Mémoires (son manuscrit d’une écriture d’écolier et d’une orthographe rudimentaire en témoigne). Donc ces mémoires sont authentiques. Maintenant, Coignet a-t-il vu tout ce qu’il raconte dans son livre? Coignet n’a rédigé ses mémoires qu’en 1848, 1849 et 1850. Sans doute, il avait naturellement bonne mémoire et, comme le dit très bien M. Lorédan Larchey, « une faculté s’accroît souvent à défaut d’une autre : Coignet devait d’autant mieux se souvenir qu’il avait moins écrit. » Toutefois on peut admettre que peut-être Coignet a raconté comme l’ayant vu lui-même plus d’un fait que d’autres lui avaient raconté et que peut-être les livres sur l’empire, Napoléon, la garde impériale, les chansons, les gravures, les images à un sou, en un mot, les divers élémens de ce qu’on appelle, je ne sais pourquoi « la légende napoléonienne, » ont influé sur lui, lui ont donné le ton et l’ont fait accuser davantage son caractère de « vieux de la vieille. » Ainsi, l’original se serait à son insu modelé sur la copie. Mais c’est là une simple hypothèse que, quant à nous, nous aimons à repousser. — Ajoutons qu’un de nos amis, qui est du même pays que Coignet et qui dans sa jeunesse a vu souvent le vieux soldat, nous dit que Coignet sortait peu, ne lisait guère, était très naïf et très bonhomme, et que, quand on l’a connu, on ne peut douter de la sincérité de ses récits.