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aux premiers coups de canon de l’ennemi, un vieux soldat d’Egypte s’écrie : «Les Prussiens sont enrhumés, les voilà qui toussent. Il faut leur porter du vin sucré. » A Eylau, un fourrier de grenadiers qui a la jambe emportée par un boulet, coupe un peu de chair qui y restait, prend deux fusils comme béquilles et s’en va tout seul à l’ambulance, disant à ses camarades : « J’ai trois paires de bottes à Courbevoie, j’en ai pour longtemps. » A Essling, le régiment de Coignet reste trois heures sous le feu de cinquante canons sans pouvoir faire un pas en avant, ni tirer un coup de fusil : « Les boulets tombaient dans nos rangs et enlevaient des files de trois hommes à la fois, les obus faisaient sauter les bonnets à poil à vingt pieds de haut. Sitôt une file emportée, je disais : « Appuyez à droite, serrez les rangs. » Et ces braves grenadiers appuyaient sans sourciller et disaient en voyant mettre le feu aux pièces : « C’est pour moi!.. » Les fuyards du corps de Lannes vinrent se jeter sur nous, couvrant notre ligne de bataille. Les grenadiers les prenaient par le collet et les mettaient derrière eux en disant : «Là, vous n’aurez plus peur. »

Bien que l’on soit un peu blasé sur les tragiques horreurs de la retraite de Russie, il y a dans le récit de Coignet des tableaux qui ravivent notre émotion. « Les routes étaient comme des miroirs; les chevaux tombaient sans pouvoir se relever. On leur fendait la cuisse avec des couteaux et on se repaissait du cheval avant qu’il mourût... Nos soldats exténués n’avaient plus la force de porter leurs armes; le canon de leurs fusils prenait après leurs mains par la force de la gelée. Mais la garde ne quitta son sac et son fusil qu’avec la vie... Dans l’armée toute démoralisée, on marchait comme des prisonniers, sans armes et sans sacs. Plus de discipline, plus d’humanité les uns pour les autres. Chacun marchait pour son compte; on n’aurait pas tendu la main à son père, et cela se conçoit. Celui qui se serait baissé pour prêter secours à son semblable n’aurait pu se relever. Les hommes tombaient raides sur la route. Il fallait marcher droit et faire des grimaces pour empêcher que le nez et les oreilles ne gelassent... Toute sensibilité était éteinte chez les hommes ; personne même ne murmurait contre l’adversité. » Arrêtons-nous sur ce trait d’observation, si juste et si saisissant.

La discipline dont les généraux de la république déploraient le relâchement était devenue meilleure dans les armées du consulat et de l’empire. Toutefois elle n’approchait pas du caporalisme prussien. Non-seulement il y avait des traînards, des ivrognes et des maraudeurs, mais le respect des supérieurs n’était point inné chez les soldats. Cette grande démocratie militaire, formée des vétérans du Rhin, d’Egypte et d’Italie, savait qu’après tout c’était elle,