Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/622

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et poétiques ? M. Riant a démontré que beaucoup de ces pièces doivent être rangées dans une catégorie d’excitatoria, écrits d’une attribution fictive, qui n’étaient autre chose que des sortes de pamphlets destinés, pendant les prédications de croisades, à entraîner le zèle populaire et à recruter les adhésions. On les rédigeait fréquemment sous la forme de lettres qu’on supposait envoyées par les empereurs grecs ou les chefs de la terre-sainte, et les historiens modernes, sans défiance, n’en ont contrôlé ni les dates véritables ni l’authenticité. Telle, par exemple, cette fameuse épître de l’empereur Alexis Ier Comnène à Robert, comte de Flandre, et à toutes les églises de l’Occident, pour leur demander des secours contre les Turcs. Les expressions pathétiques et les humbles prières qu’elle contient produisent grand effet dans le récit de Michaud; elle n’offre cependant aucun caractère d’authenticité ; elle a été composée plusieurs années après la date qu’on lui attribue, et peut-être dans le Nord de la France, non pas en grec, comme il faudrait, mais en latin, avec des fragmens des sermons d’Urbain II. Aussi peu authentique est la lettre, parvenue jusqu’à nous, du patriarche Siméon au pape Urbain et aux princes occidentaux, exposant les profanations commises par les infidèles dans les saints lieux, et les outrages subis par les pèlerins. D’une part, on a les indices d’un grand nombre d’écrits composés d’après les vœux de la cour de Rome pour seconder le travail de la prédication ; d’autre part, les temps ultérieurs, jusqu’au XVIe siècle, ont beaucoup aimé ces cadres commodes qu’une rhétorique peu scrupuleuse remplissait aisément de ses parasites emprunts à l’histoire. M. Riant n’excepte pas de sa critique la série des lettres célestes (de cœlo lapsœ — de cœlo allatœ), confiées probablement, selon l’usage antique[1], aux pigeons voyageurs.

Nous en avons dit assez peut-être pour faire comprendre quelle science critique est ici mise en œuvre, véritable instrument de précision en même temps qu’organe de recherche active; habile à réunir tout d’abord en très grand nombre les élémens, même les plus cachés, des divers problèmes ; prompte à distinguer les voies particulières de la réalité historique, à relever les traces authentiques, à de jouer les impostures ou les feintes, à poursuivre et à atteindre les conclusions originales et rigoureuses. Qu’est-ce autre chose que la forte méthode, faite de patience tenace, de travail dévoué, d’intelligence pénétrante, de critique inventive? Imprimées au long dans les volumes de la Société de l’Orient latin, avec l’entier appareil et toute la marche du raisonnement, avec le détail du calcul, ces habiles analyses seront, pour qui les voudra suivre pas à pas, de très remarquables enseignemens. L’Académie des inscriptions en a

  1. Pline, Histoire naturelle, X, 53 ; Frontin, Stratagèmes, IX, 13, etc.