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inquiétait guère, ni comme chef, ni plus tard comme historien. Quand Boniface de Montferrat visite l’Allemagne et l’Italie dans l’intérêt de ces négociations, il note simplement que le marquis était « demorés ariere por afaire que il avoit. » Très facilement il accepte l’espérance illusoire que la campagne contre Byzance sera la garantie du succès vers la terre-sainte, et bientôt il oublie la terre-sainte elle-même et son vœu de croisé pour vivre satisfait dans ses possessions orientales, pendant qu’un de ses neveux fonde en Achaïe une dynastie princière. A-t-il bien raison, après cela, de médire de ceux qui protestaient, de ceux qui, comme il dit, voulaient, en se retirant pour aller en Palestine, « dépecer l’armée? » N’étaient-ce pas là, au contraire, les vrais et les fidèles croisés?

Villehardouin a pris part aux conseils de l’expédition, cela est vrai ; il en a été un des chefs, un des diplomates, un des orateurs : faut-il conclure de là qu’il ait été toujours bien instruit? Ce n’était pas dans les conseils officiels qu’on dévoilait les desseins personnels et les trames secrètes. A-t-il connu les informations qui transpiraient dans les différens groupes du commun de l’armée, et, s’il les a connues, a-t-il été bien disposé par ses diverses situations à les interpréter comme il convenait ?

Il faut, si l’on veut se faire une idée juste de la confiance que méritent ses récits, les comparer avec les témoignages d’Innocent III, avec ceux des autres narrateurs contemporains de la quatrième croisade, Ernoul, Günther de Pairis, Robert de Clari.

Cette comparaison conduirait à d’heureuses rencontres. Peut-être jugera-t-on que Robert de Clari, par exemple, dont M. Riant a retrouvé le très précieux texte[1], rivalise presque avec le maréchal de Champagne pour l’intérêt historique et pour l’intérêt littéraire à la fois. Il nous informe et nous touche ; avec son « ramage » picard, comme il dit, il mériterait d’être compté, ainsi que l’est Villehardouin avec son dialecte champenois, dans l’histoire des premiers et notables efforts de la prose française. Robert de Clari met en relief le rôle actif de Boniface de Montferrat pour le complot contre l’empire grec. Il montre les sentimens des petits chevaliers du « commun de l’ost, » souvent en opposition avec ceux des hauts barons. Il est de ceux qui trouvent que les chefs de la croisade en prennent bien à leur aise quand ils disposent de l’armée, sans l’aveu de tous, pour l’expédition de Zara et puis pour celle de Constantinople. Il est de ceux qui regardent aux parts du butin. Volontiers, comme le soldat de Clovis, il briserait les vases précieux pour faire

  1. M. Riant a fait imprimer, en 1868, une fort belle édition de Robert de Clari, qu’il a retirée ensuite. On en trouvera un texte dans les Chroniques gréco-romaines de Karl Hopf.