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l’effort des deux puissances liguées contre elle. La France ne fera rien pour elle ou si peu que rien ; aucune autre puissance ne prendra son parti sans l’espoir assuré d’un gain considérable. Pensez-vous qu’il soit impossible de décider la Porte à céder la Moldavie et la Valachie à l’Autriche, à la Russie la Crimée et Otchakof, moyennant quoi la Prusse, la France et les autres puissances que je me chargerais de décider garantiraient l’intégrité de l’empire ottoman jusqu’au Danube ? De cette façon, ce fleuve et l’Unna deviendraient l’éternelle frontière entre la Turquie et la chrétienté. Je pense qu’on pourrait décider la Russie à renoncer à la Géorgie et à ses possessions transcoubaniennes; elle devrait aussi cesser de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Porte et réduire ses droits de commerce et de navigation, de façon à respecter la souveraineté du sultan. J’ai en même temps en projet une rémunération convenable pour la Prusse de la part des cours impériales. La Turquie n’aurait rien à y perdre; tout au plus devrait-elle consentir à un traité de commerce avantageux pour nous et s’engager à protéger, dans la Méditerranée, notre marine contre les corsaires barbaresques. »

Hertzberg prend d’ailleurs soin d’ajouter que ce n’est là qu’un projet en l’air dont le roi n’a pas encore connaissance. Mais cette idée, une fois entrée dans l’esprit du ministre, n’en sortit plus et devint le sujet de ses réflexions continuelles. Il en vint à se faire sur ce point les illusions les plus singulières du monde. Trois mois après cette première dépêche (26 janvier et 9 février 1788), le ministre écrit à Dietz : « Mon projet est basé sur la politique la plus saine et la plus juste. Il me semble qu’aucun homme de bon sens n’y peut faire d’objection. C’est le seul moyen de sauver la Porte, et tout ministre turc, pour peu qu’il entende quelque chose aux affaires, doit s’y rallier. » Malheureusement, Dietz ne partageait point la conviction de Hertzberg, auquel il fit de fortes objections, tirées principalement des dispositions belliqueuses des Turcs à ce moment. Mais le ministre n’avait pas attendu un instant pour communiquer son projet au roi Frédéric-Guillaume II, qui l’approuva hardiment et résolut d’en poursuivre par tous les moyens la réalisation. Des instructions détaillées furent rédigées (25 mars et 3 avril 1788), elles furent portées à Dietz par un envoyé secret chargé de l’aider dans sa mission. Il y a dans ces instructions plusieurs points qu’il convient de mettre en lumière. Tout d’abord, il fallait que la Porte s’engageât à ne conclure la paix que par l’intermédiaire de la Prusse. Il fallait entretenir les Turcs dans leurs dispositions belliqueuses, mais de façon toutefois que cela ne donnât lieu à aucune plainte de la part de l’Autriche, de la Russie ou de la France. Que si la Porte, — et c’était ici le point capital, — se voyait dans la nécessité de céder quelque portion de son territoire, il fallait que cette cession se fît par l’intermédiaire de la Prusse, qui n’y consentirait qu’autant que les cours impériales lui assureraient un dédommagement suffisant