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— Dans les momens de loisir que lui laissent ses affaires, tout Belge fait subir cet interrogatoire à son roi et lui demande en flamand ou en français : « A quoi nous sers-tu? » Le roi peut répondre sans hésiter : « Grâce à moi, votre constitution a aujourd’hui cinquante ans de date; elle est la plus vieille du continent, et, en maintenant l’ordre, je ne vous ai jamais proposé le sacrifice de la moindre de vos libertés.» Cette réponse semble bonne, et voilà pourquoi il y a si peu de républicains en Belgique.

Les Belges ont d’autres obligations à leurs souverains. Comme on sait, Flamands et Wallons ne s’aiment guère et ont beaucoup de peine à s’entendre. Depuis quelque temps surtout, les premiers se plaignent avec amertume qu’on les sacrifie, qu’au mépris de la constitution qui a déclaré que l’emploi du français serait facultatif, on en a fait une langue d’état, seule admise au sénat, dans la chambre des représentans, dans les conseils provinciaux, dans les tribunaux, dans l’armée : « Avant 1830, disent-ils, on accusait la Hollande de se faire la part du lion, de nous imposer sa langue, de nous fournir la plupart de nos fonctionnaires. Qu’avons-nous gagné au change? Les Wallons veulent nous contraindre à parler français et ils accaparent toutes les fonctions publiques. » Les revendications des Flamands pourraient susciter de dangereuses zizanies si l’égale affection qu’ont vouée les deux races à la famille de leurs souverains ne leur servait de trait d’union, ne les soudait l’une avec l’autre. Qu’on renverse la royauté, et un royaume qui se plaint déjà d’être trop petit se divisera peut-être en deux républiques rivales. Mais il n’est pas à craindre qu’on la renverse de sitôt. Les petits pays donnent quelquefois de grands exemples. On a dit qu’il était plus difficile de rencontrer une femme qui n’eût péché qu’une fois qu’une femme qui n’eût pas péché du tout. Ce qui est rare en politique, c’est un peuple qui n’ait fait qu’une révolution, car c’est l’ordinaire que la première en amène une seconde. Les Belges n’en ont fait qu’une, et tout républicain sensé conviendra qu’ils n’ont pas à s’en repentir. Il en est de la Belgique comme de l’usine de Seraing, on y trouve de l’air, de la lumière et de l’ordre.

Ce qui n’est pas commun non plus, c’est une nation où il n’y a que deux partis, et rien n’est plus favorable au bon fonctionnement du régime parlementaire. Dès qu’il y en a trois, on se coalise, et tout devient précaire, les cabinets sont à la merci des accidens et des intrigues, ils sèchent en un jour comme la fleur des champs. La discipline des partis suppose l’esprit de sacrifice, et les Belges ont d’autant plus de mérite à pratiquer cette vertu qu’ils ont un penchant marqué à tirer chacun de son côté. Dans ce pays de forte vie communale, chaque ville ne considère que son bien particulier, ne s’intéresse qu’à ce qui la touche. Pendant le trop court séjour que nous avons fait dans la vallée de la Meuse, que de plaintes n’avons-nous pas entendues