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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

était couverte de forêts et de pâturages. Vue d’en haut, on eût dit une peau noire tigrée de taches vertes. Là sont parsemés les villages des Séquanes et des Médiomatrices, maisons rondes de bois couvertes de toits de joncs, peuple de pêcheurs et de chasseurs. Ils adoraient Vogésus, le dieu des Vosges. Les Gaulois se le représentaient tantôt comme un berger colossal poussant devant lui les troupeaux d’aurochs et de chevaux sauvages qui peuplaient alors ces forêts inextricables, tantôt comme un guerrier géant debout sur une haute cime de la chaîne, en face de la Germanie. Ils invoquaient aussi Rhénus, le dieu du Rhin, vieillard toujours en colère, auquel ils attribuaient la puissance prophétique. Mais, au-dessus de ces divinités locales créées par les indigènes régnaient les grands dieux aryens de la Gaule : Ésus, Tarann, Bélen, dont le culte était entre les mains des druides et qu’on révérait sur le sommet des montagnes.

Dès ces temps reculés, l’Alsace avait sa montagne sainte, et, chose étrange, c’était la même qu’aujourd’hui. Car, comme nous le verrons plus tard, la légende chrétienne vint se greffer sur les lieux consacrés par les vieux cultes païens. Mais pour le moment, il nous faut oublier que nous nous trouvons sur la montagne de sainte Odile et substituer à son couvent le temple du Soleil, qui la couronnait alors. Par sa situation comme par sa forme, cette montagne est la plus remarquable de l’Alsace. Placée en évidence, elle était prédestinée à la vénération des siècles. De plus de dix lieues on aperçoit ce haut plateau. Le Menelstein forme son angle gauche et son point culminant. Il envoie dans la plaine un long promontoire mamelonné, où se dessine le château de Landsberg. À l’angle droit, un rocher isolé domine à pic les sombres forêts de sapins comme une citadelle en vedette. Un couvent l’occupe aujourd’hui ; mais il y a deux mille ans, il portait le temple de Bélen et s’appelait la montagne du Soleil. — Plaçons-nous maintenant sur le roc du Menelstein, à l’angle sud du plateau, et nous jouirons d’une vue à la fois splendide et sauvage, éblouissante de contrastes et d’immensité. On plane ; montagnes et plaines se déroulent à perte de vue. Les ruines d’Andlau et de Spesbourg, si majestueuses lorsqu’on les voit d’en bas, disparaissent dans les profondeurs comme des taupinières. Quatre ou cinq chaînes de montagnes se succèdent l’une derrière l’autre comme un océan dont les vagues gigantesques vont du vert clair à l’indigo et qui roulent sur vous. Mais à côté du vertige des cimes s’étalent le charme et le repos de la plaine. Elle s’étend tout autour comme un verger sans fin, avec ses prairies, ses clochers, ses bouquets d’arbres jusqu’à la Forêt-Noire. Par les beaux soirs d’été, les Alpes dentelées scintillent, mirage aérien, au-dessus de la ligne vaporeuse du Jura.

Une lande couverte de genêts occupe le sommet et se recourbe