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la chapelle des pleurs et la chapelle des anges, a contemplé ce vaste horizon et vu trembler la ligne azurée du Jura dans la pourpre du couchant, n’aura pas de peine à croire à la vierge des temps mérovingiens. Il lui semblera même que son âme respire dans cet air si pur. En redescendant par ces grandes forêts de sapins dont les fûts élancés se perdent dans une brume bleuâtre comme des nefs infinies, il ne pourra s’empêcher de rêver à l’église invisible, mais éternelle, des grandes âmes qui est au-dessus de tous les temps et de toutes les discussions ; car elle a pour colonnes la charité sublime et la foi en l’âme immortelle.

III.

De sainte Odile à la reine Richardis il n’y a pas loin. Il suffit pour cela de passer d’une vallée à l’autre et de nous transporter du VIIe au IXe siècle. Pour ce temps-là qui n’avait ni chemins de fer, ni presse, ni démocratie, ni tout ce qui nous enfièvre et nous précipite comme un train lancé à toute vapeur, deux cents ans représentent à peine vingt des nôtres. Cependant le monde avait marché. Aux Mérovingiens avaient succédé les Carlovingiens. Un grand homme avait surgi parmi eux. Charlemagne avait compris que les deux instrumens de la civilisation étaient la tradition latine et le christianisme ; il les imposa au monde barbare à grands coups d’épée. De l’alliance de Charlemagne avec l’église sortira la féodalité. L’idée de la fidélité de l’homme à l’homme se combinant avec celle du monde intérieur et spirituel produira la chevalerie, cette manifestation surprenante et originale des races du Nord, germaniques et celtiques. La chevalerie est une conception nouvelle de la vie qui comprend à la fois un idéal plus élevé de l’homme et de la femme. Le type du chevalier joignant à la féauté la parfaite courtoisie et l’attemprance, cette douceur exquise d’une âme maîtresse d’elle-même, n’est pas encore formé. Il mettra trois ou quatre cents ans à son épanouissement. Honorer et servir ce qui est faible ! il n’est pas facile d’enseigner cela à des gens pour qui un coup de hache dans le crâne d’un voisin gênant est chose aussi simple que d’écraser une mouche. Mais, dès les temps carlovingiens, les croisades sont dans l’air, l’idéal chevaleresque germe sous les passions sauvages, et, en attendant qu’il occupe les troubadours et les trouvères, il prélude dans la légende.

Mais retournons au coin des Vosges que nous venons de quitter. Des hauteurs de Sainte-Odile descendons dans la vallée de Barr et remontons la côte en face à travers les taillis jusqu’au château de Spesbourg. La ruine est plantée comme un nid d’aigle au-dessus