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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

d’une sombre vallée qu’elle domine à pic. Le ravin sauvage s’égaie en s’ouvrant sur la plaine. Les crêtes hérissées de sapins noirs font place à des collines de châtaigniers, à des vignobles. C’est le val d’Andlau. La petite ville du même nom est nichée entre ses derniers plis. Un clair et fort torrent qui descend du Hohwald la traverse, et une belle église romane la domine de son clocher. C’est là que repose une reine des Francs, Richardis, la femme d’un des derniers Carlovingiens. Rappelons en deux mots son histoire et sa légende.

Richardis eut pour père Erchangard, comte de la Basse-Alsace. Quelques-uns prétendent qu’il était d’origine écossaise, et de fait le caractère fier, indépendant et original que la tradition prête à sa fille s’accorde avec le tempérament de cette race. Les chroniques vantent à l’envi sa beauté éclatante, l’élégance de ses formes, la hauteur et le charme de son esprit. Le destin donna à cette femme accomplie le plus triste des maris. Elle épousa l’empereur Charles le Gros, que les Francs élurent roi de Neustrie et d’Austrasie. Mais l’arrière-petit-fils de Charlemagne n’avait rien de son aïeul. Épais, lourd et sournois, il était pire que les derniers Mérovingiens. À une vue courte en toute chose il unissait une ruse cauteleuse, et la méchanceté guettait sous sa faiblesse. S’il sortait de sa profonde indolence, c’était par accès de cruauté, puis il retombait dans le sommeil de la paresse et de la lâcheté. Pour achever ce portrait peu flatteur, disons que Réginon l’accuse d’impuissance. Intimidé par la supériorité de Richardis, Charles le Gros subit malgré lui son ascendant, contre lequel il regimbait en secret. Celle-ci, animée d’une noble ambition, essaya d’en user pour sauver le royaume de Charlemagne, qu’elle trouvait livré aux intrigans, ravagé par les Northmans et les Frisons. Dans ce dessein, elle fit nommer l’évêque de Verceil chancelier du royaume. Luitgard était un homme d’un caractère énergique et droit. Homme de paix à l’église, il redevenait homme d’action dans le conseil. D’accord avec la reine, il appela tous les Francs à la guerre et ne craignit pas d’écarter du pouvoir les Alémans et les Souabes qui avaient encouragé l’indolence du roi dans leur propre intérêt. Ceux-ci jurèrent de perdre Richardis.

À la tête de la conjuration se trouvait un fourbe habile, un Souabe, que la tradition appelle le chevalier rouge. Un jour qu’il traversait avec le roi une partie sombre de la basilique, la reine, qui avait l’habitude d’y faire ses dévotions, vint s’agenouiller à l’entrée du chœur. Lorsqu’elle eut terminé sa prière, Luitgard sortit de l’abside pour lui donner sa bénédiction. En se relevant, Richardis prit en main la croix que le jeune évêque portait suspendue à sa poitrine et y porta ses lèvres avec une ferveur religieuse. À cette vue, le Souabe faisant un geste d’horreur, dit au roi : « Voilà ce qu’ils osent dans le saint lieu ! Seigneur, jugez par là de ce qu’ils