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en Europe assez avisé et assez courageux pour se dire qu’il serait sage de préparer de longue main le petit noyau de soldats exercés et robustes qui en briseraient les ressorts affaiblis.

Je répète, d’ailleurs, qu’en ce qui concerne la France, ce n’est pas la passion des masses, c’est la passion de l’égalité qui préside et qui va présider à ce qu’on appelle si improprement les réformes militaires. Cette seconde passion est pourtant d’autant moins à sa place quand il s’agit de l’armée, que celle-ci repose essentiellement sur l’inégalité : il y a sans doute l’égalité des risques, puisque tous ceux qui sont sous les armes sont exposés aux fatigues, aux blessures et à la mort ; mais il y a la plus grande inégalité des situations, puisqu’une armée ne peut vivre sans une subordination complète, sans une hiérarchie sévère, sans une discipline implacable. Dès lors, et puisqu’il existe forcément, fatalement des inégalités de fonctions et de situations, pourquoi n’y aurait-il pas aussi des inégalités de service ? De quelque manière qu’on s’y prenne, on n’arrive point à supprimer ces dernières. Personne n’ignore que le budget de la guerre à quelques efforts qu’on se soit livré pour le torturer, ne nous permet pas de retenir tout le contingent sous les drapeaux pendant trois ans. On propose donc mille moyens afin de se débarrasser de 20 à 40,000 hommes, qui, chaque année, ne pourraient être incorporés sans élever nos dépenses militaires dans des proportions exorbitantes. On multiplie à l’infini les dispenses et les cas d’exonération. C’est ainsi qu’après avoir annoncé pompeusement que le service sera égal pour tous les Français, on décide que, de deux frères appelés en même temps sous les drapeaux, l’amé ne fera qu’un an de service, tandis que le second en fera deux. Jusqu’à présent, l’un des deux frères était seul soumis à toutes les obligations du service ; l’armée comptait ainsi un bon soldat de plus ; on lui en donne deux de mauvais. Quel profit y a-t-il à agir de la sorte, et ne vaudrait-il pas mieux, en laissant subsister les exemptions actuelles, favoriser les études et les entreprises commerciales, que de permettre au hasard de distribuer ses faveurs à tort et à travers ? Nous avons assisté depuis deux ans à des manifestations absolument ridicules, qui auraient dû n’inspirer que du dédain, et que tous les badauds ont au contraire acclamées avec enthousiasme. Nous avons vu des congrès d’instituteurs, gonflés de l’importance qu’on a eu l’imprudence de leur donner, déclarer que les hommes qui s’engagent dans l’enseignement ne devraient plus être exemptés du service militaire ; qu’ils devraient faire leurs trois ans complets, leurs vingt-huit jours, leurs quatorze jours, etc. Cette proposition a paru le comble du patriotisme. Personne ne s’est avisé que, si elle était adoptée, l’armée se remplirait de soldats détestables aux dépens des écoles, qu’il faudrait fermer sans cesse pour permettre aux maîtres