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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

salaire. Celle de Strasbourg nous montre maître Ervin tenant ses plans devant lui et contemplant sa façade inachevée. L’esprit du mal vient le tenter et lui offre de tout finir en un clin d’œil. Ervin refuse et, confiant en Dieu, en appelle à la postérité. Aussitôt l’ange du Seigneur apparaît ; à son signe, la cathédrale s’achève et lance au ciel sa flèche aérienne. La légende du pays a célébré dans maître Ervin l’artiste d’inspiration téméraire et de calcul profond. En lui se personnifie ce génie maçonnique qui travaille courageusement à l’interminable grand œuvre et qui, sans en voir la fin, se fie à la justice divine.

On ne peut parler d’Ervin sans dire un mot de sa fille légendaire, Sabine. Une tradition récente lui attribue les plus belles statues et la colonne des anges qui ornent le dehors et le dedans du transept méridional. Regardez par exemple les deux sveltes figures qui ornent l’entrée du portail roman ; l’une représente l’ancienne et l’autre la nouvelle alliance ; la première tient un labarum brisé et baisse tristement la tête. On dirait vraiment qu’une main de femme a sculpté cette vivace image d’une mélancolie incisive. Mais il nous vient la réflexion que le portail et les statues sont d’un style antérieur à celui de la façade, que par suite, la sculptrice n’a pu être la fille d’Ervin. — Il paraîtrait que la légende de Sabine est née d’une inscription trouvée au socle d’une statue aujourd’hui détruite. On y lisait ces mots : Gratia divinæ pietatis adesto Savinæ, de petra dura per quam sum facta figura, ce qui veut dire : Que la grâce et la miséricorde de Dieu soient avec Sabine, par laquelle de pierre dure je fus faite statue. On a conclu de là à l’existence d’une sculptrice de ce nom, et comme la sculpture est fille de l’architecture, on lui a donné Ervin pour père. — Il n’est pas plus difficile que cela de démolir une légende. Non contens de ce triomphe, ces terribles savans ont observé que le nom de Sabine pouvait désigner la donatrice aussi bien que le statuaire ; et voilà Sabine qui s’évanouit tout à coup et rentre comme une ombre vaine dans la pierre d’où elle était sortie. Heureusement que la légende n’écoute pas les savans. Elle a ses raisons de croire, ses documens à elle, sa logique propre. On a fait sur Sabine toutes sortes de romans qui ne font que défigurer la simple et profonde conception du peuple. L’âme alsacienne a rêvé la vierge laborieuse, infatigable, absorbée dans son monde de pierre et rendant le dernier soupir au pied des statues auxquelles elle avait donné le meilleur de son âme et de sa vie. Nulle part peut-être, elle ne s’est mieux peinte elle-même. L’Alsace n’a ni le génie brillant de la France, ni la subtilité métaphysique de la race qui a produit Hegel et Schiller ; mais le génie plastique, la force et la persévérance au travail, une ténacité qui va jusqu’à la passion, une fidélité à toute épreuve aux affections de l’âme et à l’idéal une