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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

sur le pavé et sur les toitures. Toutes les batteries prussiennes et badoises dressées autour de la ville tonnaient à la fois, et le fracas était si horrible que la terre tremblait positivement sous nos pieds. De tous les remparts on répondait énergiquement à notre feu ; une couronne d’éclairs environnait Strasbourg. Au point de vue purement militaire, c’était une nuit extrêmement intéressante… Quant au but spécial du siège, ce bombardement ne nous servit en aucune manière à l’atteindre, comme la suite des événemens le démontra[1]. »

Voilà deux documens historiques sur ces nuits légendaires. Ce ne fut pas tout. Une nuit, on entendit cette clameur sinistre : « La cathédrale brûle ! » En effet, la toiture de la nef était en feu et la flamme léchait avec furie la base de la tour sans pouvoir l’entamer. À cette vue, qui ne se serait souvenu de la vieille légende ? La nuit de la Saint-Jean, disait-on autrefois, dans les longues veillées d’hiver, les vieux artistes qui ont bâti la cathédrale se remuent sous leurs dalles. Alors sortent de leurs tombeaux les maîtres architectes, tenant en main le compas et le bâton magistral, puis les bons tailleurs de pierre portant le cordeau à la main, puis les sculpteurs et les peintres-verriers. Tous se rencontrent sous la nef, se saluent d’un air de connaissance et se secouent la main. Ils s’agitent et chuchotent comme des milliers de feuilles qui se frôlent. Par les escaliers, les galeries, l’immense procession se répand et monte vers la tour. Une vierge en robe blanche, le ciseau dans sa main gauche, le marteau dans sa droite, marche en tête. C’est Sabine la sculptrice. On la voit s’élever jusqu’à la pointe de la flèche et flotter autour dans la lumière argentée de la lune. Au coup d’une heure, ce peuple d’ombres se dissipe comme un essaim de feuilles sous un coup de vent. — Ah ! vieilles ombres oubliées, artistes naïfs et enthousiastes, qu’eussiez-vous dit à la lueur de cet incendie, en voyant brûler votre vieille cathédrale sous les obus de Germania ? Que diriez-vous surtout si vous l’entendiez réclamer à grands cris les enfans de Strasbourg comme des frères ? — Pour tout Alsacien la réponse n’est pas douteuse. Vous diriez : — Nous sommes avec nos descendans !

V.

Comment l’Alsace allemande du moyen âge est-elle devenue l’Alsace française de la révolution ? Nous risquerions de ne pas com-

  1. Geschichte des Krieges von Deutschland gegen Frankreich, von Julius von Wickede. — Ce récit et celui qui précède sont empruntés au Journal du siège par une réunion d’habitans et d’anciens officiers. Fischbacher, 1874.