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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

breux exemples. Amoureux des lettres et des sciences, patriote ardent, convive animé et brillant orateur, il offrait le type de l’homme accompli du XVIIIe siècle. Son salon était le loyer du patriotisme alsacien. Le 24 avril, la guerre fut déclarée à l’Autriche. Dietrich offrit un banquet d’adieu aux volontaires, parmi lesquels se trouvait son fils aîné. Le lendemain, le bataillon de Strasbourg devait partir pour l’armée du Rhin. Les esprits étaient montés, la situation tendue. On avait le sentiment que, pour défendre la jeune liberté, on aurait contre soi toute la vieille Europe. Dietrich, après quelques paroles éloquentes adressées à ces jeunes gens, dont beaucoup n’avaient que quinze ou seize ans, exprima le regret qu’il n’y eût point un chant de guerre pour mener ces recrues au combat.

Rouget de l’Isle, jeune officier du génie, qui assistait au repas, était un gentilhomme du Jura. Sa physionomie, que nous connaissons par le médaillon de David d’Angers, avait plus de noblesse que d’énergie. Tout en lui annonçait une nature sérieuse et contenue. On le connaissait plutôt comme musicien que comme poète dans le salon des Dietrich, où il avait l’habitude d’accompagner sur le violon les filles du maire. Ce soir-là, excité par les paroles du patriote, frappé de la grandeur de la situation, chauffé par l’haleine brûlante d’une jeunesse exaltée, il rentra chez lui, et, d’un trait, composa l’air et les paroles de l’hymne auquel il doit l’immortalité. Lui-même n’a rien su nous dire de cette veillée, où il entendit la voix de la patrie s’élever dans son propre cœur et appeler tous ses enfans aux armes sous le tonnerre des canons ennemis. Chose frappante, dans tout le reste de sa vie, aucune parole, aucun acte ne le distingua de la foule. Mais, cette nuit-là, le génie d’une France nouvelle le prit pour clairon ; le souffle de toute une nation enfla sa poitrine ; les strophes enflammées en jaillirent avec cette mélodie superbe, au vol d’aigle, aux élancemens sublimes. Elle est restée célèbre la scène du lendemain, celle du poète déclamant et chantant pour la première fois son hymne à ses amis. Ce jour-là, il était transformé ; un dieu était en lui, eussent dit les anciens. La fille aînée de Dietrich accompagna. Rouget chanta. « À la première strophe, dit Lamartine, les visages pâlirent ; à la seconde, les larmes coulèrent ; aux dernières, le délire de l’enthousiasme éclata. La mère et les filles, le père et le jeune officier se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres. L’hymne de la patrie était trouvé[1]. »

  1. Pour les rectifications et les détails sur l’histoire de la Marseillaise, voir la monographie : le Chant de guerre pour l’armée du Rhin, par Le Roy de Sainte-Croix. Strasbourg ; Hagemann, 1880.