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Étrange et lourde destinée de ce chant ! Ni Dietrich ni Rouget de l’Isle n’imaginaient tout ce à quoi servirait l’hymne improvisé dans le plus pur enthousiasme de la patrie, ni ce qu’ils allaient devenir eux-mêmes dans la tourmente de la révolution ! Le Chant de l’armée du Rhin (c’est ainsi que le poète le nomma et c’est sous ce titre qu’il parut) dut s’appeler la Marseillaise, parce que les Parisiens l’entendirent chanter d’abord par des Marseillais. Il était dirigé contre l’étranger ; mais, avant de mener à la victoire les volontaires de Valmy, de Jemmapes et de Fleurus, il devait retentir, le 10 août, à l’assaut des Tuileries. L’hymne de la défense nationale devint aussi l’hymne de la terreur. Il a eu la destinée des dieux, qui est d’être invoqué à la fois par la vertu et par le crime, de planer tour à tour dans la nue et d’être traîné dans la boue. Ô ironie des choses humaines ! deux ans plus tard, Rouget de l’Isle, accusé de royalisme, était poursuivi à travers les Alpes par des bandes qui lui chantaient sa Marseillaise en demandant sa tête. Quant à Dietrich, libéral, mais fidèle à la constitution qu’il avait jurée, il expia sur l’échafaud son courage et sa fermeté. Rappelons ses dernières paroles ; elles témoignent à la fois de la noblesse admirable de son caractère et de la grandeur de l’époque : « Si je péris, écrit-il à ses enfans, cette injustice vous accablera de douleur. Mais imitez votre père ; aimez toujours votre patrie. Vengez-moi en continuant à la défendre avec la plus intrépide bravoure. » Pour nous, souvenons-nous que, dans la pensée de son auteur et de ceux qui l’ont salué les premiers, le Chant de l’armée du Rhin fut l’hymne de la défense nationale. Lui donner un autre rôle, c’est l’avilir et le profaner. Odieux dans les guerres civiles, il n’a été noble et grand que dans la bouche de nos armées qui défendaient notre sol. Le jour où on pourra le chanter de nouveau dans la cité qui l’a vu naître, la république aura justifié les espérances de la patrie ; mais tant que la statue de Strasbourg portera un crêpe, la Marseillaise ne devrait retentir qu’au son d’un tambour voilé.

La légende de l’Alsace française est toute militaire. Elle se rattache à ces beaux types de jeunes généraux qui ont commandé tour à tour et combattu côte à côte dans l’armée du Rhin : Hoche, Marceau, Kléber, Desaix sont restés dans le souvenir des Alsaciens comme les incarnations de la patrie, les images vivantes de la France qui, dans cet âge terrible, mais héroïque, ravit son cœur et subjugua son âme. Gloires pures au ciel sanglant de la révolution, ces quatre figures n’ont fait que grandir dans la perspective de l’histoire. Elles ne perdent rien à être regardées de près. Bonaparte, en leur succédant, les a comme éclipsées et reculées à l’arrière-plan par sa légende prodigieuse, par ses exploits fulgurans. Il dompta