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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

Pyramides, au mont Thabor, il se ressemble partout, superbe dans l’attaque, fougueux dans la résistance, l’idole du soldat et l’honneur du champ de bataille, où seulement il devient lui-même. Cette riche nature avait la nonchalance et les réveils du lion. Il a passé à la postérité dans l’attitude de sa statue, avant la bataille d’Héliopolis. Il vient de recevoir la lettre de lord Keith ; il la froisse d’une main, de l’autre il saisit son sabre et se rejetant en arrière, il répond à l’insolence de ses ennemis par ce défi : « Les armes que vous demandez, venez les prendre ! »

Un jour, — c’était dans la terrible guerre de Vendée, — Kléber, dans un bivouac, au milieu d’une lande de genêts, vit venir à lui un jeune officier qui se trouvait sous ses ordres. Beau visage, encadré de longs cheveux bruns : les traits fins, l’expression fière ; et sur cette noble physionomie flottait, comme un voile, la mélancolie des âmes délicates. Cet exalté voulait faire la connaissance du général et venait à lui, tout frémissant d’enthousiasme. Kléber, inquiet, préoccupé du lendemain, lui répondit d’un ton bourru : « Vous avez eu tort de quitter votre service. » L’officier, qui se nommait Marceau, se retira froissé. Le lendemain, on se battait. Soudain, Kléber voit Marceau charger les Vendéens à la tête des hussards mayençais avec tant d’impétuosité qu’il disparaît au milieu des ennemis. Il le croit perdu et se met à jurer comme un Turc contre le jeune imprudent. Enfin Marceau revient, les yeux flamboyans. Alors Kléber courut à lui, et, le serrant dans ses bras ; « Pardon ! dit-il, hier, je ne vous connaissais pas. Maintenant, soyons amis ! » Ils le furent pour la vie, et il n’est rien de plus confortant dans les annales militaires que cette amitié scellée de tant de hauts faits, entre deux natures si diverses, mais unies dans un même enthousiasme. Kléber était violent ; Marceau avait l’âme tendre et susceptible. Malgré cela, ils ne se brouillèrent jamais. Leur tâche en Vendée était difficile, semée d’embûches. Les jacobins les soupçonnaient souvent, le comité de salut public menaçait leurs têtes. Ils se soutinrent réciproquement et se signalèrent dans cette campagne par des actes de générosité envers les royalistes vaincus. Une fois, ce sont des enfans qu’ils trouvent dans la forêt et qu’ils emportent dans leurs bras ; une autre fois, c’est une jeune fille noble qu’ils font évader à grands frais.

Leur amitié fut ainsi comme un beau rayon de lumière qui les guidait à travers la sombre époque de la terreur et les épreuves de la guerre vers l’humanité qu’ils rêvaient. La Sambre et la Meuse les revirent combattre ensemble. Puis le sort les sépara sans désunir leurs cœurs. Marceau périt à Altenkirchen, dans cette mémorable retraite où il se montra plus héroïque qu’on ne peut l’être