Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/831

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ouvrages les plus complets de la philosophie moderne; à côté de quelques pages un peu vieillies, par le tour de l’expression plus que par le fond des choses, qui change moins qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit, on sera étonné du nombre d’idées justes et encore neuves qui s’y font jour sous la simplicité d’un style très naturel, un peu nu peut-être, un peu dépouillé, que l’auteur lui-même craignait d’animer trop et refusait d’orner par une sorte de pudeur de la raison, par haine pour l’affectation et l’emphase, fidèle jusqu’au bout à ce bon sens que j’appellerais volontiers son bon génie, gardant toujours la sincérité de l’accent et ce genre de distinction si rare, la distinction dans la simplicité. Par goût, par modestie même, il ne se risquait pas volontiers dans les grands problèmes de la métaphysique pure. Il avait monté dès sa jeunesse jusqu’à la source un peu froide, mais limpide et transparente, de la philosophie écossaise; plus tard, il ne remonta guère au-delà. Ce fut un des caractères de son ingénieuse et fine philosophie; elle se défiait des vastes horizons; elle restait volontiers au bord de l’infini sans oser s’y aventurer.

Je devais ce souvenir à ce philosophe distingué qui m’avait fait l’honneur, une première fois, de m’appeler à la suppléance de sa chaire, et qui semblait ainsi m’avoir désigné pour lui succéder plus tard. Ce nom, je le crains bien, est en train d’être un peu oublié des nouvelles générations, et pourtant il mérite de ne pas l’être : il serait digne de survivre à bien des renommées plus bruyantes et plus spécieuses. Mais, dans le temps où nous sommes, où la vie est si rapide et comme entraînée d’un mouvement vertigineux, où les idées elles-mêmes vont si vite, paraissant sur la scène de l’histoire et en disparaissant comme de vrais personnages de théâtre, vingt années sont une éternité. C’est à nous, qui nous souvenons, d’avoir le culte de nos chers morts et de l’entretenir. Je n’ai pas failli à ce devoir. Toutefois, quand je succédai à M. Garnier, je ne me crus pas obligé de continuer exactement le même genre d’enseignement. On n’hérite pas d’un genre d’esprit comme on hérite d’une chaire. Une méthode, en philosophie, c’est presque toujours la personnalité même du philosophe. Je compris que le meilleur moyen de profiter de ce noble exemple, c’était de tenter librement ma voie, sans prétendre ramener mes auditeurs dans celle où M. Garnier avait si heureusement conduit plusieurs générations de disciples. Avant tout, il faut que chacun reste dans la mesure de ses forces et dans les conditions de son esprit. Le peu qu’il est vaut toujours mieux que ce qu’il voudrait et ne pourrait pas être.

Ai-je eu raison de penser ainsi et de me tracer cette règle de conduite? Peut-être est-ce aujourd’hui l’occasion de me le demander. Peut-être, à ce point où j’en suis d’une carrière déjà longue,